Présentation


Je suis né il y a plus de 80 ans, dans une ferme des environs de Nantes, dans une famille très nombreuse où je suis le 7ème de douze enfants. Dix sont encore vivants, de 71 à 91 ans et nous aimons toujours nous retrouver, même si ça devient de plus en plus compliqué pour plusieurs de se déplacer.

Je suis prêtre depuis 1956: j'ai été ordonné juste à la veille de mon rappel en Algérie: première expérience inoubliable.

J'ai vécu vingt ans dans des ministères au service des mouvements en Monde Ouvrier: ACE, JOC, ACO, Mission Ouvrière et je reste toujours fidèle à cette intuition de l'Action Catholique qui a été déterminante pour l'Église.

Je n'en ai pas moins aimé mes ministères en paroisse, à Basse-Indre, Saint-Nazaire et Nantes, toujours en milieu populaire, avec le souci d'aider les communautés chrétiennes à s'ouvrir au monde tout en s'enracinant dans la foi au Christ, par l'accueil de la Parole et des sacrements

La dynamique du Concile Vatican II a 'bousté' toute ma génération, mais nous n'en avons pas moins été souvent déçus, sinon scandalisés par l'autoritarisme et le moralisme de cette Église que nous aimons pourtant comme une mère.

Aujourd'hui en retraite, je cultive les liens, j'entretiens les amitiés, j'essaie de conjuguer l'indignation et la gratitude et je surveille le baromètre de la joie et de la paix. Ce blog est un moyen parmi d'autres de ne pas m'isoler et de partager avec des amis quelques 'feuilles d'automne'...

Autre adresse: Paul Feuilles d'automne over-blog.com
















Relecture du rappel en Algérie en 2000 - 2004

Aux prêtres et séminaristes de Nantes
qui, en Janvier-Février 1957, ont réalisé 
"Documents sur l’Algérie"

Faire mémoire… Travail de mémoire… Devoir de mémoire… ?

45 ans après, notre Dossier « Documents sur l’Algérie » ressort !

Ce dimanche 3 Février 2002, nous, Henri Demangeau, Marcel Bauvineau, Henri Poisson et Paul Templier, venons de témoigner devant les caméras d’ARTE pour une émission qui devrait passer en Novembre. Le tournage a duré deux heures. Qu’en sera-t-il retenu ? Nous n’en sommes plus maîtres. Mais nous nous sentons le devoir de vous informer sur la genèse et la teneur de cette affaire.

Le 28.11.01, Paul a reçu un appel téléphonique de M. André GAZUT, d’ARTE. Il a eu connaissance de notre Dossier par le Journal « La Croix » du 27.03.01 : article de Dominique Gerbaud, faisant suite à une évocation de la torture en Algérie dans La Croix des 3 et 4 mars. Il cherche à identifier et à retrouver quelques-uns des auteurs de ce rapport. Il a eu mon nom par un prêtre ouvrier de St Nazaire (qui s’avèrera être Georges Beillevaire) et m’appelle pour m’exposer son projet. Il envisage en effet de faire un tournage où il interrogerait des catholiques et des communistes pour savoir s’ils étaient préparés à affronter une telle situation. Lui-même, né en 1938, à Firminy (Loire), n’a pas fait la guerre d’Algérie – il a même été plus ou moins déserteur – mais il s’y intéresse depuis longtemps : c’est lui qui a réalisé le film sur Bollardière sorti il y a quelques années. Ce tournage se ferait à partir du 20 Janvier.

Il est de passage à Nantes et me propose une rencontre dès ce soir. Je lui fais part de mes réticences, non seulement du fait de l’heure (il est 19 h 30) mais aussi et surtout parce que je souhaite de ne pas être seul à le rencontrer. Je lui dis que je vais appeler un ami concerné et que je le rappelle. J’ai aussitôt appelé Marcel – avec qui nous avions eu l’occasion, en cette année 2001, de reparler souvent de ces évènements et de nous prêter des documents – pour lui faire la proposition. Marcel, intéressé, ne voulait pas d’une telle rencontre au pied levé. Je décline donc l’invitation de M. Gazut pour ce soir et lui demande de nous faire signe un peu à l’avance quand le moment sera venu de nous rencontrer. En attendant, je vais essayer de constituer une petite équipe. Il est d’accord.

Marcel et moi nous replongeons aussitôt dans le document en question. Nous cherchons à identifier tous les signataires, ce qui n’est pas très simple, non seulement parce que l’alcool s’est effacé, mais parce que la 1° partie intitulée « Des faits inquiétants » comporte 8 témoignages signés d’initiales, que la 2° intitulée « Réflexions sur l’ambiance militaire » porte 7 signatures, et que, dans la 3°partie intitulée « …Et des faits plus consolants » apparaissent de nouvelles initiales, mais pas les mêmes. Enfin, il y a un dossier annexe intitulé « Aspects de l’Eglise d’Afrique du Nord », qui ne porte pas de signatures. Nous ne nous sommes pas tous engagés au même titre dans ce dossier. De plus, il est tout à fait impossible de réunir tout le monde.

Après un échange téléphonique avec Marcel le samedi 1° décembre, j’appelle Henri Demangeau et Henri Poisson pour leur proposer de constituer une petite équipe de quatre qui se retrouverait dès que possible pour envisager la suite. Ils sont d’accord et nous nous donnons rendez-vous le 14 décembre.

Ce 14 décembre, chacun arrive chez Paul avec ses archives : le dossier, bien sûr, l’article des « Temps Modernes », des photos, des lettres, articles, l’un des n° de La Croix…Marcel a tout gardé, son petit carnet, des lettres de Mgr Villepelet, du P. Vaugarni, du P. de l’Espinay, et l’épais dossier des circulaires que nous envoyait Jean Robin ! (1) Et nous nous mettons à évoquer ces temps lointains… et pourtant encore tout proches. Nous prenons une vive conscience de la vérité du document que nous avons réalisé à l’époque et de l’anomalie que représente le fait qu’il soit resté confidentiel. L’idée de refuser le témoignage qu’on nous demande aujourd’hui ne nous a pas effleurés. Et en même temps nous mesurons que notre mémoire nous trahit : il y a des faits que nous avons écrits et dont nous n’avions pas gardé le souvenir. Nous n’avons souvenir que de ce que nous avons raconté plusieurs fois…
Ce vendredi 11 Janvier, M. Gazut nous confirme le projet et nous propose le samedi 2 février pour une prise de contact et le dimanche 3 pour le tournage. Seuls Marcel et Paul ont pu être présents le samedi 2.02. Nous avons communiqué aux deux Henri par téléphone, le dimanche matin, l’ambiance très cordiale de ce contact avec M. Gazut. Notre document, sa genèse, sa teneur, les graves problèmes d’ordre moral qu’il pose, ses destinataires, sa réception (ou non réception) ont été au cœur de cet échange.

Nous lui avons dit que les « prématurés » que nous étions avaient dû retourner en « couveuse » au Séminaire de Nantes et que cela avait représenté une grande chance, à notre retour d’Algérie, de nous retrouver pendant trois mois, ce qui nous avait permis de parler (alors que tant de copains n’ont pas pu le faire), de relire ensemble ce que nous avions vécu et de prendre conscience de notre devoir de témoigner.

Témoigner… comment ?

De manière précise, prudente et responsable. D’autant que les responsables de l’Aumônerie militaire nous avaient mis en garde. Marcel B. a conservé une lettre du P. Vaugarni, aumônier général en Algérie, qui nous invitait au silence. Et une autre du Père de l’Espinay, manifestant aussi une crainte : ‘Vous êtes responsables de ce que vous direz au retour. Nous n’avons pas le droit de céder à des succès faciles de vanité. Nous n’avons certes point à nier ce que nous savons, mais nous avons le devoir…de repenser tout dans le calme’. De fait, on ne peut qu’être frappés par une certaine retenue dans notre manière de témoigner.

Témoigner… pour qui ?

Sûrement pour nous-mêmes d’abord, car nous avions conscience de la gravité des situations vécues par beaucoup d’entre nous. Nous avions besoin de tenter d’y voir plus clair.

Mais aussi pour que les responsables de notre Eglise ouvrent les yeux…
Ce dossier avait-il des destinataires précis ? Rien ne le dit dans notre texte.
- Henri D. pense qu’il était d’abord (sinon uniquement) destiné à l’évêque de Nantes et il se souvient de l’avoir remis au P. Lemoine, supérieur du séminaire, pour qu’il le transmette à l’évêque. Mgr Villepelet aurait simplement accusé réception…
- Dans le dossier de La Croix du 27.03.01, Dominique Gerbaud dit : … « Avec l’aval de leur supérieur, (ils) l’adressent en mars 1957 à Mgr Badré, directeur de l’Aumônerie militaire ». D. Gerbaud précise même : « Dans leur lettre d’accompagnement à Mgr Badré ils écrivent : ‘Nous nous permettons de vous faire parvenir ces documents à titre de compte-rendu dirions-nous, s’il fallait employer un langage militaire. Les témoignages sont clairs et absolument vérifiables. Ils sont présentés sans commentaire. Ils sollicitent le jugement de moralistes. Ce serait fausser le sens de notre réflexion que d’y voir un réquisitoire portant sans nuances sur l’ensemble de l’armée d’Afrique du Nord. »

Et il cite la réponse que nous aurions reçue quinze jours plus tard de Mgr Badré.

Or aucun de nous quatre ne se souvient de cet échange de correspondance avec Mgr Badré.
- Henri D. nous raconte comment, mettant à profit les vacances de Pâques 1957 (pendant que nous, les prêtres, commencions notre ministère en paroisse), Hervé D. et lui-même sont allés à Paris avec le désir de frapper à quelques bonnes portes. Ils sont allés d’abord à T.C., Rue du Faubourg Poissonnière, où G. Montaron les a reçus, mais n’a pas paru très intéressé, leur disant qu’il avait déjà des témoignages plus parlants. Prenant conscience que l’Assemblée des Cardinaux et Archevêques avait une rencontre, ils sont allés Rue du Bac, où ils ont été reçus brièvement par Mgr Duval, qui les a renvoyés à leur conscience adulte. Enfin ils ont été reçus, plus longuement, par M. René Capitant, Gaulliste de Gauche et ancien ministre… Et ils sont rentrés à Nantes un peu dépités !
- Comment notre Dossier est-il arrivé à la revue « Les Temps Modernes », dirigée par J-P Sartre ? Nous ne l’avons jamais su. Toujours est-il que c’est là seulement qu’une bonne partie de notre premier chapitre a été publiée, en Juin 57 (n° 136).

- Puis, pendant 45 ans, il a été enfoui, enterré, la plupart d’entre nous le gardant précieusement et le donnant à lire à quelques amis. Il a fallu que la question de la torture ressorte, par le témoignage de Louisette Ighilahriz, puis les interviews retentissantes du général Massu et du général Aussaresse, pour que ce qui s’est réellement passé à cette époque ressorte. Les médias s’en sont emparés. La Vie du 1° mars 2001 a publié un très bon dossier. Puis La Croix, dans son numéro des 3-4 mars et surtout dans celui du 27 mars 2001 où notre dossier est abondamment cité… mais aussi un peu déformé. (Un exemplaire ‘pelure-carbone’ leur aurait été transmis par l’un de nous : un ancien prêtre qui a voulu rester anonyme).

Et c’est ainsi que M. André GAZUT a appris l’existence de ce dossier, s’est mis en tête de nous retrouver et y est parvenu.

Le dimanche 3 février, à 15 h., nous nous retrouvons chez Paul, avec M. Gazut, la caméraman (polonais) et le preneur de son, qui installent avec savoir faire tout leur matériel et règlent les éclairages pendant que M. Gazut nous met en condition. Manifestement impressionné par le document qu’il vient de lire dans la nuit, par sa retenue, sa précision, il ‘tient’ là quelque chose qui l’intéresse au plus haut point.

Chacun de nous est invité à témoigner en s’appuyant sur ce qu’il avait lui-même écrit dans le document (spécialement la 1° partie), mais il nous faudra aussi faire face aux questions parfois inattendues que nous posera M. Gazut . Par exemple : « Qui donnait les ordres ? » - « Les actes d’exécution sommaire ou de tortures étaient-ils couverts par la hiérarchie militaire ? » -« Quelle a été l’attitude de l’Aumônerie militaire ? » - « Pourquoi le silence de la hiérarchie de l’Eglise ? Ce silence n’est-il pas comparable à celui de l’Eglise de France pendant l’occupation ? L’Eglise n’aura-t-elle pas à faire acte de repentance ? » - « Un gâchis pour qui ? »…

Nous avons fait de notre mieux : même si on oublie assez vite la caméra, on sait que quand une phrase est mal commencée, il faut pourtant la finir…et, la mémoire faiblissant, la lecture du document ne doit pas bien passer à l’antenne. Nous pensons n’être pas tombé dans le panneau d’enfoncer globalement la hiérarchie militaire ou ecclésiale, pas plus d’ailleurs que nos copains rappelés. Par contre, nous avons essayé de faire ressortir le climat de « La guerre sans nom » selon le titre de la fameuse émission de Tavernier, et n’avons pas caché la violence instinctive qui s’exerçait de diverses manières à l’encontre d’une population arabe souvent considérée comme une race inférieure. Et nous avons illustré cela de faits vécus.

L’enregistrement a duré environ deux heures. M. Gazut nous a dit qu’il en retiendrait environ ½ h. Bien entendu nous ne sommes plus maîtres de ce qui a été enregistré. Cette émission devrait passer sur ARTE en novembre.

Henri Demangeau – Marcel Bauvineau – Henri Poisson – Paul Templier

10 Février 2002

(1) Je me suis replongé dans les circulaires que nous avait envoyées Jean Robin et que Marcel m’a prêtées. Il n’est pas toujours facile de démêler ce que nous écrivions des commentaires abondants de Jean… N’empêche qu’il y a là une documentation de première main. J’ai envie de faire un relevé de ce que nous disions de nos situations vécues : pas pour le publier ! Seulement pour que nous en gardions mémoire.

Paul

P.S. Suite à une nouvelle rencontre de la petite équipe des quatre le 11.03.02 chez H.D. à Vallet, nous ajoutons ceci :
- L’émission de Patrick Rotman « L’ennemi intime », diffusée sur France 3 les 4-5-6 Mars 2002 est un événement considérable pour le grand public, dans le dévoilement de la vérité sur les violences de la guerre d’Algérie.

- Elle a été beaucoup regardée et on nous interroge pour savoir ce que nous en pensons. Elle ne fait qu’attiser le besoin de vérité sur ce qui s’est réellement passé…

- Si notre témoignage n’est pas – et de loin ! – aussi percutant que celui de la plupart des témoins cités par Rotman, il n’en a pas moins le mérite de situer les faits de torture évoqués dans leur contexte et dans cette ambiance où nous avons vu la méfiance, le mépris et la vengeance s’insinuer et l’écœurement s’installer.

- Notre document témoigne aussi d’une forme de résistance de consciences chrétiennes. Sans doute n’étions-nous pas représentatifs de la masse des jeunes chrétiens appelés ou rappelés, mais, assez unanimement, nous n’avons pas cautionné la violence instinctive que nous avons vue s’installer. Avec une certaine fierté, nous pouvons dire (contrairement à l’un des témoins de l’émission) que nous n’y avons pas perdu notre âme.

 Nous envisageons de transmettre notre Dossier de 1957 aux archives du Diocèse, peut-être à M. Launay, de la fac d’histoire, à M. André Nozières, auteur du livre ‘Algérie : des chrétiens dans la guerre’…

Comme l’original tiré à l’alcool devient à peine lisible, nous décidons de le retaper pour qu’il demeure consultable.

Paul a réalisé un document intitulé ‘Lettres de prêtres rappelés’ et qui reprend, dans les roulantes envoyées par J.R., ce qui a trait à notre situation de rappelés. Peut-être certains seront-ils intéressés ?

Daniel H., au reçu de cette missive, nous écrit le 23 mars 2002, pour nous encourager. il nous précise d'abord que c'est lui qui, début 2001, a pris contact avec "La Croix"pour leur faire connaître et leur communiquer notre Dossier. Il nous donne surtout plusieurs informations intéressantes qui répondent à certaines de nos questions au sujet des destinataires.

- C'est lui qui, "au nom des rédacteurs", avait envoyé le document à Mgr BADRÉ (le 10.03.57) et, le même jour, au Père d'OUINCE s.j., chargé par le Cardinal Feltin, en 1956 d'une sorte de 'mission de vigilance' par rapport à ce qui se passait en Algérie. il nous envoie la copie de ses lettres d'envoi et des réponses de l'un et de l'autre.
Monseigneur Badré écrivait entre autres: "Votre document me servira dans l'action que j'essaie de mener pour que malgré les difficultés nous arrivions à maintenir les principes moraux au milieu de cette guerre inhumaine."
La réponse du P. d'Ouince mérite d'être citée intégralement, car elle a du poids:
"Je vous remercie très vivement d'avoir bien voulu m'envoyer la série de témoignages des séminaristes nantais. il constitue l'un des meilleurs travaux que je connaisse; son objectivité, le sens chrétien qui l'inspire en font une lecture salubre, austère et bien propre à éclairer l'opinion fraçaise, désorientée par tant d'informations passionnées et contradictoires. Vous avez bien fait de mentionner dans la 3° partie les faits positifs: la plupart des études que j'ai reçues jusqu'ici ne retiennent que le passif du bilan et cela ôte beaucoup de poids à leur témoignage. Je l'efforcera de faire connaître votre texte; est-il besoin d'ajouter que je me sens profondément d'accord avec vous? Veuillez agréer..."
Daniel signale enfin que le P. Lemoine, supérieur du séminaire, avait adressé notre dossier à la "Chronique Sociale de France" (Joseph Folliet): "Cela tend à confirmer, écrit Daniel, que le Supérieur du séminaire a pris une part active à une certaine diffusion de notre réflexion'. Et il ajoute: "Quarante cinq ans après, ce document parle avec un ton d'une exceptionnelle véracité et d'honnêté intellectuelle'.
Merci Daniel !


Lettres de prêtres rappelés en Algérie en 1956

Treize nantais, ordonnés prêtres le 15 ou 17 Avril 1956, ont été rappelés en Algérie où ils ont séjourné d'Avril à Novembre 1956. L'un de nos confrères, Jean Robin, a fait beaucoup pour maintenir un lien entre nous. il nous a écrit, a reçu nos lettres et en a fait une "roulante" qu'il nous envoyait à chacun. Il y eut ainsi 8 ou 9 envois. M.B. les a conservés précieusement (sauf le n° 6 ou 7). Je ne reprends ici que ce qui a trait à cette "guerre sans nom", selon l'expression de Tavernier.
En relisant ces lettres 45 ans plus tard, je trouve que, malgré nos différences de situations ou de sensibilité, la convergence des témoignages est impressionnante.   Paul T. 21.02.2002  

Texanna - 23 Juin 1956
Au point de vue humain, devrait être terriblement heureux. Il n’a vécu la vie de trouffion que pendant 15 jours ; depuis, il n’est qu’aumônier, mais sent peser sur ses épaules une terrible responsabilité. Aumônier d’une ‘paroisse’ qui s’étend sur 70 kms depuis PK 20 (sud de Djijelli) jusqu’à Aïn Setta. Il a vu une route de 17 kms coupée en 17 endroits, il n’a pas fallu moins de 4 h. pour parvenir au poste visité… et 3 hommes en tout et pour tout assistaient à la messe. De quoi dire ‘M…’ Pourtant d’ordinaire les ¾ des gars viennent à la messe… peut-être un peu trop pour faire plaisir au curé qui se crève pour venir les voir. Pacification ? Pendant que le toubib soigne gratuitement, pendant que l’officier des affaires algériennes procure du travail, les militaires cognent à tort et à travers. Au bataillon, depuis mon arrivée, ni mort ni blessé.

Jean Hervouët (transcrit par J.R.)

Béni-Saf – 26 Juin 1956

J’ai vu trois de mes camarades morts devant moi… On ne s’habitue pas à un pareil spectacle. On ne s’habitue pas nous plus à voir tuer des innocents, même des femmes et des enfants, comme je l’ai vu le jour de ce combat…

Ma « chapelle » : une petite cour en plein soleil, en face, des cages à lapins, à droite, un dépôt d’ordures… à côté, des caisses de munitions, à gauche une chèvre qui agrémente la messe d’un joyeux concert. Mon autel : une moitié de porte posée sur un bidon…
Marcel Bauvineau

Boufarik – 26 Juin 1956

Décidément nous avons connu pendant ce mois de Juin la vie au bled. Je compte 20 jours d’opérations, nous avons parcouru plus de 100 kms. Pour te donner un aperçu de ma vie pendant 48 h., écoute : Dimanche matin, réveil à 1 h. , départ en camion avec un jus dans le ventre, une boite de rations dans le sac… A 4 h., en pleine brousse, on débarque et on marche à travers la montagne jusqu’au petit jour… Ensuite, progression par groupes, nous avons marché 10 h. à travers tous les terrains. Le soir, nous revenions au cantonnement avec quelques suspects… Lundi matin, réveil à 3 h. avec tout le paquetage, débarqués des camions à 4 h., nous nous sommes remis à la poursuite de fellaghas. A 11 h 30, accrochage : une bande de 20, surprise, se réfugie dans une maison arabe… Encerclement, plusieurs s’évadent, attaque de la maison, un seul fellagha qui a résisté pendant 1 h. et est sorti indemne. La comédie s’est terminée à 5 h. le soir, nous étions rendus…. Et je m’arme de courage pour t’écrire. Ce qui est dommage : comme partout, les innocents paient pour les coupables.

Joseph Lépine

Aïn el Guéblia – Juin 1956

Le coin est à la fois très sauvage et très joli. Nous sommes sur les premières pentes de l’Atlas Tellien, perchés sur un petit sommet à 800 et quelques mètres d’altitude, loin de toute route et de toute agglomération. Nous occupons les bâtiments d’une bergerie et quelques ‘mechtas’ d’un village arabe qui ont été réquisitionnées. J’habite avec quelques gars dans l’un de ces gourbis. A première vue, c’est assez repoussant : c’est sale, ça sent mauvais, c’est bas, sans ouverture. Mais, une fois aménagé, on ne s’y trouve pas trop mal.

Nous avons aménagé notre cantonnement en vraie forteresse, avec barbelés, trous individuels, murettes de protection et je pense que nous ne craignons pas grand-chose, mais nous devons toujours être sur nos gardes. Nous faisons d’ailleurs des sorties presque chaque jour (ou nuit). Là, il y a sans doute davantage de danger. Ce danger est assez difficile à évaluer. Il y a certainement un certains nombre de rebelles dans notre secteur. On parle d’une bande de 3 ou 400. Ils manifestent d’ailleurs leur présence assez souvent par différents attentats ou sabotages. L’embuscade tragique de Palestro n’est pas faite pour nous rassurer.

Au cours de nos sorties, nous ne voyons pas grand monde ; il y a bien des gens qui travaillent dans les champs ou gardent des troupeaux, mais que penser d’eux ? Sont-ils rebelles ou français, ou hésitants entre les deux ? Ils ne paraissent pas très chauds pour nous, mais c’est peut-être la peur des représailles qui les guide. C’est vraiment difficile de savoir. Devant cela, voilà les réactions des gars :

- « Le travail que nous faisons est inutile, puisque nous n’arrêtons ni ne tuons personne ». Personnellement je le crois très utile, car nos sorties fréquentes doivent impressionner les indigènes.

- Pour les gars aussi, tous ces arabes, apparemment braves, que nous rencontrons sont des ennemis. La race arabe est une « sale race », toutes les caractéristiques de la mentalité arabe sont des défauts… Il faut tous les tuer pour terminer au plus tôt cette sale guerre… et avoir la « quille » !

Certains faits semblent parfois leur donner raison. Ainsi lundi, nous avons fait une sortie importante (je ne te parle pas du point de vue touristique que je ne trouve pas négligeable dans ces sorties : splendides paysages, mais qui se paie souvent cher !). Nous devions encercler un groupe de ‘mechtas’ et, pour la première fois, tout le monde s’est sauvé devant nous, y compris les femmes et les enfants : on avait vraiment l’impression de se trouver en pays ennemi. J’ai commencé à me rendre compte du genre de travail qu’on va sans doute nous demander : tirer sur tout le monde pour le moindre motif, en particulier sur les fuyards. Déjà, lundi, nous avons ainsi tué des civils dont le seul tort était de fuir devant nous. Est-ce légitime ou non ? Je me le demande. En tous cas, ils peuvent très bien avoir des raisons de fuir sans être fellaghas. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il y a des rebelles sur la quantité. De là à voir dans tous des ennemis, il n’y a qu’un pas.

La mentalité des gars est assez écoeurante à bien des points de vue. Quand ils sont au cantonnement, ils protestent dès qu’on leur demande le moindre effort. Quand ils sont au combat, ça marche tout seul et ils vont même bien au-delà de ce qu’on leur demande. Il faut voir avec quel mauvais plaisir ils fouillent les « mechtas » en fauchant tout ce qui leur plaît, ils humilient les arabes qu’ils rencontrent, avec quel plaisir aussi ils tuent dès qu’ils le peuvent. Tuer des hommes semble ne rien leur faire puisque ce sont des « bicots ». Et il est assez difficile de réagir contre cette mentalité, car bien des militaires de carrière ont le même esprit et les encouragent en ce sens. Il n’y a guère que les cadres rappelés sur qui on peut compter pour faire un travail intelligent. Mais que veux-tu faire quand quelqu’un qui a deux galons sur l’épaule donne un ordre contraire au tien ? La première fois que des faits aussi écoeurants se sont présentés, mes gars ont dit : « Un tel, il ne sait pas faire la guerre ». Depuis, j’ai discuté souvent à droite et à gauche et je crois que ce n’est pas absolument sans résultat. Au début, ces différentes réactions m’ont vraiment révolté et j’ai sans doute été trop dur quelque fois. Maintenant, ça va mieux : les gars connaissent ma manière de penser – dont je n’ai d’ailleurs pas le monopole ici – et j’ai souvent l’occasion de discuter avec eux.

Ils ont d’ailleurs bien des excuses. Ce rappel ouvre comme une parenthèse, marque un véritable arrêt dans ce qui fait vraiment leur vie, leur foyer pour beaucoup et leur situation pour tous, à supposer encore qu’il ne brise pas complètement cette situation. A cela s’ajoute encore une injustice : pourquoi un soldat touche-t-il entre 10 et 15000 f. par mois, alors qu’un sergent en touche vers 50000 ? La différence de niveau intellectuel ou même de responsabilités justifie-t-elle un tel écart ? C’est par tous ces faits et d’autres encore que les gars sont aigris et révoltés. Ils se refusent à tout raisonnement et ne veulent penser qu’à une chose : la quille.

Mais il est impossible que des gens aigris et révoltés puissent faire œuvre de pacification. Ils peuvent être à la rigueur des guerriers, non des pacificateurs. Ils ne se rendent d’ailleurs pas compte qu’en agissant ainsi en guerriers, pour ne pas dire en barbares, ils ne font que retarder ou empêcher le dénouement, car ils travaillent à se faire des ennemis de gens qui ne l’étaient peut-être pas encore.

Paul Templier (Lettre à son frère, qui sera publiée, sans accord préalable et sans signature, dans ‘Foyer Rural’ en Juillet ou Août 1956)

Khouribga (Maroc) – 26 Juin 1956
Les nouvelles venant de Kouribga ne peuvent être que sans intérêt : longues journées de désoeuvrement ou occupées de travail stupide, l’armée ne change pas… Enfin, il ne faut pas que je me plaigne, pendant que les autres sont dans la purée en Algérie, je suis un peu un planqué. Journellement nous entendons tout de même parler d’attaques et d’accrochages au Maroc . Ce matin, on nous parlait d’un enlèvement d’officier (heureusement, je suis 3° classe) près d’Agadir où nous devons aller en principe d’ici 3 semaines. Notre secteur est calme. Nous vivons dans un isolement quasi-monacal, mais quelle différence d’ambiance ! J’essaie de vivre au mieux ma vie de prêtre… mais je n’ai pas grande responsabilité, puisqu’il y a à la base un aumônier titulaire. J’ai un rôle très restreint. Je ne suis officiellement que le matelot de 3° classe sans spécialité PERRAY. Quelque fois du ministère à la paroisse catholique de Khouribga, et c’est tout.
Yves Perray

Constantine – 8 Juillet 1956

 regrette pas d’être venu ici : cette vie de prêtre ouvrier correspond bien à l’idéal envisagé, le fait de vivre constamment au milieu des autres, l’un d’eux, habillé comme eux, est quelque chose de formidable. Mais c’est aussi terriblement exigeant et là plus que jamais on sent la nécessité d’une vie de prière et d’une intimité constante avec le Christ. J’espère que le ‘clergé classique’ sera suffisamment compréhensif lors de notre retour et saura accueillir notre expérience.

Augustin Lebreton

Tizi Rénif – 9 Juillet 1956

… Nous arrivons à un moment plus difficile. On commence à sentir la lassitude. Il y a d’abord la chaleur : entre midi et 4 h. on est complètement abattu et pas moyen de trouver ici un peu de fraîcheur. Il y a aussi les rebelles, toujours aussi courageux, malgré la présence de compagnies un peu partout dans la région. Ils s’amusent à tirer sur nous, comme la nuit dernière. Il faut faire très attention et être très prudents. Une balle ce n’est pas gros, mais une seule bien placée suffit. Il y a autour de nous des morts et des blessés, autant d’ailleurs par accident que par les rebelles. Mais les plus à plaindre, c’est encore les paysans : sans compter leur état de misère, ils ont peur des rebelles et des français. Ici, j’ai la chance d’être dans une compagnie où tous respectent les paysans : jamais de pillages, jamais de cruautés.

Paul Guillet

Texenna le 10 Juillet 1956

… Le 25 Juin, à 5 h. du matin, j’administrais 5 gars tombés dans une embuscade : 4 sont morts le lendemain. J’ai fait l’enterrement à la ville. Le 1° Juillet, j’étais à Sétif (140 kms) pour voir les blessés de l’embuscade. Pendant ce temps, ici, un gendarme tombait. Le 4 Juillet, à peine de retour, j’administrais 2 militaires dont l’un est mort.

Jean Hervouët

Quatre-Chemins – 11 Juillet 1956

… Je suis malheureux depuis samedi, car tout le bataillon est parti en opération « 769 » et moi je suis resté avec mon peloton pour assurer la garde de notre base arrière. Je suis malheureux : nous nous reposons jour et nuit pendant que les autres grimpent dans les djébels. La vie pour notre bataillon est toujours la même depuis début juin : nous sommes les ¾ du temps dans la montagne. Nous avons pratiquement visité tout le département (ancien) d’Alger. Il y a vraiment des merveilles et des richesses, mais nous préférerions de beaucoup ne pas être revêtus de toile verte, grise ou kaki, qui change de couleur suivant les individus et l’épaisseur de poussière et de saleté. Dans notre état de vie actuel, il est bien difficile de faire quelque chose de positif auprès des gars, surtout dans les escadrons où il n’y a pas de prêtre. Autrement, il faut profiter de la moindre occasion pour glisser la bonne nouvelle. Un exemple ? En voici un, c’est le dernier. Au cours de notre dernière opération en montagne, nous étions accompagnés de deux gendarmes qui arrêtent un indigène recherché depuis 2 ans pour fraude de charbon. Le procès a consisté en ceci : d’abord quelques coups de poings dans la figure, dans l’estomac et quelques mots doux. Puis toute la journée cet indigène nous a suivis, portant les sacs et faisant toutes les corvées d’eau. Tout cela sans boire ni manger. A sa place, si je n’avais pas été fellagha, je le serais devenu ! Des exemples de la sorte se répètent à des centaines d’exemplaires.

Henri Poisson

Guelma – 12 Juillet 1956
Je me trouve toujours à Guelma, moi aussi je suis aumônier en titre, moi aussi j’ai une croix pectorale : est-ce un signe des temps ? Toujours est-il que cette nomination me donne tout entier à mon ministère, mieux, à une demi-brigade de l’armée de l’air qui compte 2000 homme disséminés ça et là dans la nature. Naturellement, il y a le risque à courir, l’aventure dans un pays dangereux… Je m’en vais ainsi courageusement à travers plaines et djebels retrouver les gars qui attendent le prêtre, car ils l’attendent…

Victor Rochery

Azazga – 12 Juillet 1956

Je n’ai jamais ressenti aussi vivement que maintenant l’unité profonde qu’il devrait y avoir entre tous les prêtres du monde entier. Dans cette zone, je suis pratiquement le seul. Je vais d’un poste à l’autre porter le message du Christ et assurer le service de la louange divine dans la messe. Les hommes nous attendent, ils sont terriblement isolés. Les dangers de la route ne sont pas suffisants pour empêcher notre action…. Il faut à tout prix faire comprendre à tous que nous n’aurons la paix ici que lorsque chacun d’entre nous appliquera les consignes de pauvreté et de charité que le Christ nous a données. Se sentir, à ces heures de haine et de rancune, le porteur du message du Christ, c’est terriblement exigeant. Je n’avais jamais pensé que la méchanceté des hommes pouvait aller jusque là : tuer pour le plaisir de tuer. La charge de 5000 hommes, c’est une expérience enthousiasmante, mais aussi déchirante. La zone où je suis est certainement dangereuse, c’est le terrorisme à grande échelle et c’est quelque fois très pénible quand il faut se faire accompagner des blindés et des auto-mitrailleuses pour porter le message du Christ : vois un peu la contradiction… !

Louis Relandeau

Aïn el Guéblia – 13 Juillet 1956

Nous sommes toujours au même endroit, menant le même genre de vie. Mais peu à peu nous faisons de mieux en mieux notre trou. C’est ainsi que je viens de monter l’électricité, avec une pile usée pour la radio et de petites ampoules, dans le groupe de mechta où j’habite..

Nos activités militaires ? Toujours les mêmes marches, parfois épuisantes à travers le djebel. Le danger s’est précisé. Nous commencions à ne plus croire pratiquement aux fellaghas (d’où tendance à assimiler fellahs et fellaghas). La première rencontre a eu lieu au cours d’une patrouille de nuit. Résultat : un mort et 2 blessés du côté des rebelles et rien chez nous… La seconde rencontre faillit être catastrophique (je n’y étais pas à cause de mes fameuses consultations dentaires) . Ils sont tombés, à 25 kms d’ici sur des ennemis là où ils devaient rencontrer une compagnie amie, et dans une posture très dangereuse. Heureusement, aucun coup de feu ne fut échangé, seulement un dialogue pas banal et pas du tout amical. C’est une chance inouïe que les gars, crevés comme ils étaient, s’en soient tirés. Ils sont arrivés ici morts de fatigue et de soif, traînant sur leur dos ceux qui avaient perdu conscience. La semaine dernière, une embuscade dans laquelle est tombée la compagnie voisine de la nôtre, a fait 4 blessés dont un très gravement. Et pas plus tard qu’hier soir, un convoi de notre compagnie est encore tombé dans une embuscade, et pour la 3° fois, la chance ou plutôt la providence était avec nous : les gars ont été encadrés par des balles et pas un blessé. Mais, tu vois, vous voyez, que nous ne sommes pas dans un coin de tout repos. En ce moment se déroule une opération dont les journaux parlent peut-être aussi, pas loin de Tablat. Tout le bataillon doit y être engagé, sauf notre compagnie. Jean L. doit en être.

Paul Templier

Tizi Rénif – 24 Juillet 1956

Notre vie est toujours la même, pas toujours très gaie. Notre section est assez abattue aujourd’hui. Hier soir, entendant des coups de feu, nous sommes partis bien vite et nous avons découvert à 2 ou 3 kms d’ici une jeep tombée dans une embuscade, avec 2 morts et 3 blessés… C’est une drôle de vision en forêt, dans la nuit. Samedi, c’était une autre embuscade aussi près de nous. Dans les deux cas, ce ne sont pas des hommes de la compagnie, il n’en demeure pas moins que ça frappe terriblement. Nous sommes continuellement à patrouiller ces temps-ci, nous ne voyons rien, et soudain, d’autres tombent dans l’embuscade. Quelle atmosphère ! Que dire aux gars ? La première réaction, c’est la vengeance… Et on ne voit pas très bien comment ça finira.

Le dimanche, je passe mon temps à visiter les compagnies : 3 messes le dimanche, on est venu me demander de faire plus : il y a un bataillon de Palestro sans prêtre, je vais sans doute établir un roulement. Si encore en semaine je pouvais me libérer, mais je dois faire mon travail comme tout le monde. Il est vrai qu’après tout il n’y a rien de tel que de mener la vie des gars partout, en patrouille, à la garde, pour bien les connaître et les comprendre. Ce n’est pas le moment de leur faire du baratin qui tombe dans le vide.

Paul Guillet

Tablat – 24 Juillet 1956

Dans ce cher Atlas Blidien qui commence à devenir monotone dans sa sauvage beauté… nous sommes toujours dans le même inconfort, mais nous commençons à nous y habituer. D’ailleurs nous améliorons chaque jour notre situation par certaines constructions. Ainsi demain matin je pourrai enfin entreprendre la construction de ma « chapelle », en même temps d’ailleurs que celle d’une infirmerie et d’un salon de coiffure. Je vais enfin pourvoir dire ma messe chaque matin ; jusqu’ici, étant donné les conditions de logement et de climat, c’était impossible.

La semaine dernière, nous avons fait notre première opération importante à 20 kms d’ici. Notre bataillon servait de base arrière aux paras qui poursuivaient les fellaghas. Ils en ont tué 25, je crois, et ramassé 1300 personnes.. Tout ceci se passe dans une ambiance très spéciale, car on ne sait pas où finit la pacification et où commence la guerre. Certaines méthodes employées dans les interrogatoires rappellent d’assez mauvais souvenirs. Il est cependant difficile de trouver une attitude parfaite envers ces gens qui n’obéissent qu’à la force et suivent à tout coup le plus fort ou celui qui leur semble tel : jusqu’ici, c’était le fellagha, maintenant, c’est peut-être nous ; mais c’est malheureux d’employer de telles méthodes dans ces villages tyrannisés par des bandits.

Car en fait on s’aperçoit de plus en plus que les vrais arabes ne demandent qu’une chose, c’est qu’on leur fiche la paix et qu’on les laisse travailler leur terre et gagner leur vie. Sauf certains plus évolués – ceux qui ont été militaires ou ont travaillé en France – très peu désirent une situation plus élevée : la France leur apporte le confort, sans les éduquer en proportion. C’est là, je crois, la grande faillite de la France. Ces arabes ne sont pas prêts, au moins dans les campagnes, à accepter même la réforme agraire qui pourtant est un bien puisqu’elle supprime la honte du pays : les immenses propriétés des colons.

La guerre d’Algérie me semble de plus en plus difficile à juger, de même que la conduite future de la France vis à vis de ce pays qui n’est pas – quoi qu’on en dise – une partie de la France et qui pourtant ne peut pas se passer de la France sans tomber sous la tutelle d’un autre pays..

Pour les arabes, les français sont des chrétiens et c’est notre religion qui est jugée à travers l’attitude des militaires.

Jean Leroux

Boufarik – 26 Juillet 1956

…Nos horizons s’ouvrent de jour en jour. Nous voyons l’Eglise à ses vraies dimensions. Nous la voyons divine et humaine. A côté de belles générosités, d’âmes magnifiques, nous côtoyons la misère du monde, la grande misère qui est victime de ses instincts, de ses passions. Il n’est pas question de condamner, mais de se pencher sur le mal et de soulager, de guérir.

Par moments, surtout dans les périodes de fatigue, au cours de nos marches harassantes, le ‘vieil homme’ prend le dessus, les réactions sont toutes égoïstes et l’équilibre est ébranlé. D’autres moments, beaucoup plus sereins, on retrouve son calme, son bon sens, les principes humains et chrétiens. On écoute tous les bruits les plus invraisemblables. Au milieu de tout ça, le prêtre est là. Il prend à son compte tout ce poids horriblement lourd, mais qui s’allège avec la force du Christ en lui. Les réunions officielles, dans un local précis, n’existent pas, mais ce qui existe, ce sont les conversations, à toutes les heures de la journée, assis par terre, sous un arbre ou sur un lit : c’est simple, c’est vrai et la ‘parole’ passe. Je la donne et la reçois, car les gars me communiquent leurs richesses. C’est un échange continuel.

Le mois de Juillet s’achève, il a été aussi chargé que le mois de juin. Nous avons maintenant l’entraînement des marches de 80 à 100 kms à travers les montagnes. On se porte bien. C’est une bonne fatigue…pour celui qui résiste.

Joseph Lépine

Béni-Saf – 27 Juillet 1956

Depuis une quinzaine, nous sommes revenus à Béni-Saf : ce ne sont plus les fermes à garder et la bonne vie tranquille et bien réglée de Sidi-Safi, car ma compagnie est d’intervention à la division, cela veut dire que depuis 8 jours nous visitons l’Oranais. Je présente les choses sur un ton optimiste parce que c’est dans mon caractère, mais aussi parce que les circuits que nous avons faits n’avaient pas le genre habituel. Samedi dernier, à 20 h. nous recevions l’avis d’alerte pour la nuit, nous embarquions dans les camions ; nous nous sommes joints à une file interminable de véhicules. C’était une opération de la division. Après avoir fait 150 kms jusqu’aux monts de Tessala, nous avons attendu 21 h. dans une ferme, et le lundi soir nous étions à Béni-Saf. Ceci m’a permis de faire la connaissance d’un Dominicain S/Lieutenant : nous avons échangé nos points de vue sur les inconvénients et les avantages d’être prêtre dans une section de combat. Il me semble que je me trouve dans une situation proche de celle d’Augustin, cherchant à vivre une spiritualité de prêtre ouvrier et éprouvant combien il est difficile de donner un témoignage fidèle à l’esprit du Christ et de l’évangile. Je n’ai pas éprouvé, comme Jean et Victor, le sentiment exaltant qu’on attend celui qui vient apporter l’évangile…

Mardi, nous avons fait un circuit en camions : une opération qui semblait identique à celle de dimanche. C’était davantage une démonstration de force qu’une opération de police. Au retour nous avons traversé la plaine si riche de Sidi-bel-Abès et, pour faire de la vraie pacification, à tous les arabes et les gosses que l’on croisait, nous jetions cigarettes, bonbons, biscuits… C’était jouer aux « américains ».

Les réactions des gars sont faites de contrastes. Les mêmes qui jetaient des cigarettes proclamaient la veille que tous les « bougnoules » étaient bons à tuer et frappaient les prisonniers. Je pourrais héla citer des cas comme ceux d’Henri.

Guy Dubigeon

Béni-Saf – 29 Juillet 1956

Il est 11 h. J’ai de la peine à réaliser que c’est dimanche. Ce matin, à 2 h., nous avons pris le même costume que les autres jours, pas le temps de se laver, ni de manger : une barbe de 4 jours ; et nous sommes partis en opération. Après avoir traversé une rivière, nous avons marché, marché dans la nuit, au clair de lune. De temps en temps on s’arrête et on s’allonge sur le dos, face aux étoiles. Parfois 5 minutes après on repart, mais parfois aussi ça dure ½ h., alors on peut récupérer un peu de sommeil. De bonne heure, il y a eu des coups de feu. J’ai dit Matines avec comme fond sonore le crépitement d’une mitrailleuse lourde. Maintenant, c’est calme. Un avion nous survole, quelques chars immobiles en face de nous… Je t’écris assis sur le toit d’une mechta, pour vaincre l’ennui et le sommeil. A côté de moi, un de mes camarades dort couché sur le ventre… En bas, un lieutenant sommeille, allongé le long du mur à l’ombre. C’est si tentant, l’ombre, mais il faut veiller, surtout quand on a été échaudé une bonne fois comme nous l’avons été. Derrière moi, non pas le désert, mais le quasi-désert. Quelques arbustes abritant des mechtas que l’on fouille, quelques troupeaux de moutons, des bêtes bien sûr, mais aussi des files d’hommes encadrés de militaires que l’on parque dans un coin pour un contrôle, avec tout ce que cela comporte, hélas ! Pendant ce temps, femmes et enfants, la misère ambulante, se rassemblent et nous surveillent avec une curiosité mêlée de frayeur. Voilà ce qu’on appelle une opération et une description que tant de soldats pourraient signer. C’est ainsi que va se passer pour nous ‘ce jour qu’a fait le Seigneur’ !

…J’envie l’enthousiasme de certains aumôniers : le fait de vivre, d’être incarné au milieu des gars toute la journée, de ces gars qui ne font que crier ‘La Quille !’ et se refusent à toute activité, nous fait partager les mêmes aspirations et désirer vivement le retour ; ça devient vraiment pénible à la fin pour nous aussi qui n’avons pas les mêmes soucis qu’eux et donnons un autre sens à notre présence.

Voici un cas semblable à celui qu’évoquait Henri : des gendarmes ramassent un type sur la route, on ne sait trop pourquoi, le laissent attaché tout le jour au soleil… coups de poings dans le nez jusqu’à ce que le sang coule… puis lui donnent à manger… Moi, je n’hésiterais pas et, comme dit Henri, si je n’étais pas fellagha, j’en deviendrais un terrible. Ce n’est qu’un fait parmi bien d’autres.

Mon ministère est toujours réduit à ma compagnie. Nous sommes tellement éparpillés que je ne peux pas faire autre chose. Il m’est arrivé à moi aussi d’aller dire ma messe le casque sur la tête, en armes, mais au lieu d’avoir un révolver comme Louis, j’ai un P.M. Chaque jour, j’ai quelques gars qui m’assistent à la messe. Ils sont persévérants et sans respect humain. Et cette petite communauté de 5 ou 6 m’aide beaucoup à mieux dire ma messe. Notre éparpillement, l’imprévu de nos activités, empêchent toute autre action. Et je ne vois pas comment y arriver dans le bruit et l’énervement du soir. Comme le dit Augustin, après ce ministère d’un genre un peu spécial, nous aurons certainement de la peine à nous replonger dans l’atmosphère d’un ministère classique.

Marcel Bauvineau

Quatre-Chemins – 2 Août 1956

Nous devions partir en opération la nuit dernière pour la région de Palestro, un coin encore inconnu. Nous retardons notre départ de 24 h. La vie est toujours la même, de djebel en djebel, mais je dirais que je partage les impressions qui furent celles de Paul : nous ne croyons plus guère aux fellaghas car jusqu’ici, nous n’avons rien rencontré de solide. Nous allons en montagne leur faire la chasse et quand nous y sommes ils viennent à 200 mètres de notre cantonnement pour couper quelques 3000 pieds de vigne. La chaleur est de plus en plus torride et le courage de nos rappelés de moins en moins fort car nous ne voyons pas la libération approcher et ceci agit beaucoup sur le moral. Par ailleurs, à force de fouiller les gourbis indigènes, les grottes, les silos, nous commençons à prendre un peu du type para contre le quel pourtant ils se défendent. Je me demande où nous allons nous arrêter, car après les œufs, les poulets, j’ai peur à l’argent et tout ce que peut comprendre la liberté du militaire.

Henri Poisson

Tala-Oussen – 4 Août 1956

Nous sommes à peu près à mi-chemin entre Tablat et Champlain, pas très loin de Revigo, dans une région d’accès très difficile, en pleine montagne, à plus de 1000 mètres d’altitude et ce qui nous semblait bien précaire quand nous étions à Aïn el Gueblia nous apparaît maintenant comme un paradis perdu. Tala-Oussen est une maison forestière où il y a tout juste la place de loger les P.C. des 2 compagnies qui sont réunies ici. Ainsi avons-nous dû construire nous-mêmes nos « maisons », c’est à dire creuser des trous en terre et les recouvrir de branchages. Ce travail m’a coûté pas mal de sueur et bien des ampoules dans les mains. Mais maintenant nous n’y sommes pas trop mal. Tout est relatif ! Pour qui aime le camping, cette vie a des côtés sympathiques et surtout nous y sommes beaucoup plus tranquilles qu’avant. Depuis trois semaines, nous n’avons guère fait qu’une sortie importante, une sorte de camp volant de trois jours. Ce qui m’a fait plaisir dans cette sortie qui porte le nom savant de « nomadisation », c’est que nous avons pu prendre contact avec les indigènes d’une manière plus valable que lorsque nous ne faisions que passer pour des fouilles. Là, nous avons vécu presque parmi eux pendant quelques heures et des relations assez sympathiques se sont nouées rapidement avec plusieurs d’entre eux : ils nous donnaient de l’eau (et un verre d’eau, c’est souvent précieux pour nous !) des gâteaux, des œufs et nous, nous distribuions aux enfants ce qu’il y avait de trop dans nos boites de rations : bonbons, chocolat… Nous avons joué aux américains ! Ces arabes paraissaient dès l’abord plus ouverts et plus sympathiques que ceux que nous avions vus jusqu’à maintenant. Tout cela contribuait à rendre l’esprit des gars meilleur sur ce point si d’autres éléments ne venaient compromettre cet heureux résultat, en particulier les nouvelles qui nous arrivent par les journaux… Concrètement il paraît de plus en plus évident que nous ne sommes pas encore à la veille d’être libérés et les gars en ont marre de cette vie que l’on mène sans bien savoir pourquoi. Et puis, même physiquement, l’épuisement commence à se faire sentir.

J’ai maintenant à m’occuper de deux compagnies ; ça ne me donne pas tellement plus de travail, et je voudrais faire bien plus. Il y a tellement de gars qui auraient besoin du prêtre. Il faudrait un rien pour provoquer ce contact, un contact un peu plus étroit que celui d’une assistance plus ou moins passive à la messe le dimanche…

Paul Templier

Tala-Oussen – 12 Août 1956

Dans les jours qui ont suivi ma dernière lettre, un accrochage a eu lieu, faisant 13 morts dans la 2° compagnie (celle de Jean Leroux). J’ai participé à l’opération qui a suivi pour tenter d’encercler les rebelles. Joseph Lépine en était aussi et nous avons passé une nuit à quelques dizaines de mètres l’un de l’autre, mais je ne l’ai pas vu. Je suis passé chez Jean Leroux à la fin de cette opération : c’est triste de voir les gars démoralisés et abattus par la mort de 13 des leurs. Et malheureusement beaucoup de cruautés inouïes s’en sont suivies. C’est terrible de voir cela et de vivre dans une telle ambiance… Les gars sont prêts à tout…

… La force d’inertie que l’autorité met devant ma nomination d’aumônier risque d’avoir raison. Jean Leroux est dans le même cas que moi. Je suis sûr que le commandant ne voudra pas nous laisser partir.

Paul Templier

Boufarik – 16 Août 1956

Bonjour les amis ! … En lisant la pensée de chacun, on s’écrie en soi-même : comme c’est vrai, je connais telle et telle réaction, les mêmes.

Depuis le début d’Août jusqu’à vendredi dernier, j’ai connu des jours pénibles. C’était une opération dans le secteur de Palestro qui fut particulièrement fatigante. Il a fallu réagir contre la diarrhée, contre le dégoût, contre le siroco. Nous avons été appelés sur le lieu de l’embuscade, à Tablat où se trouve Jean Leroux. Une bonne journée après les autres, pour rattraper la bande qui avait tué 18 gars de notre régiment. Nous avions des traces de sang sur notre progression, devant nous des brasiers, des montagnes boisées flambaient. Heureusement pour nous, il n’y a pas eu accrochage, car nous serions restés sur le terrain. Tu vois, il y a des grâces d’en-haut sur le moment. La peur ne nous prend pas en marche, et on marche sans trop se méfier.

J’ai vu Jean Leroux vendredi matin, à Tablat : il avait fait la veille l’enterrement de 13 gars de sa compagnie. C’est un rude coup. J’ai été prier avec mes camarades sur leur tombe. Jean garde bon moral. Il va essayer de le communiquer. Priez bien pour nous à l’arrière, pour que nous gardions notre équilibre, notre calme des beaux jours.

En arrivant samedi, au boulot pour préparer le sermon du lendemain : deux messes le matin et la troisième le soir, mais encore une alerte. On part vers Alger en camion l’après-midi. On avait peur d’un coup dur. Ce n’était rien : retour le soir-même . Depuis, nous restons toujours en alerte.

Lundi, j’ai attaqué le sermon et la veillée pour les 15 Août, sans savoir si nous serions encore là. En fait cette journée s’est très bien passée : le matin, 2 h 30 de confessions – c’est émouvant ! – trois messes … et le soir la veillée où il y avait une cinquantaine de gars.

Joseph Lépine

Maison-Blanche – 16 Août 1956

L’Arba est le centre du secteur que m’a confié l’aumônerie. Les journaux, paraît-il, font du bruit autour de ce secteur… La semaine dernière nous a coûté bien cher : 19 morts dans le régiment, 6 dans le bataillon de l’Arba. C’était le premier accrochage de cette compagnie et je n’étais pas là. J’étais en montagne à voir des compagnies stationnées là-haut. Le coin est assez infesté : dans la même journée, la compagnie de Jean L. avait perdu 13 gars. Priez un peu pour ces gars. Priez aussi pour que ceux qui restent ne laissent pas la haine entrer dans leur cœur. C’est le gros danger et je dirais la réaction normale de l’homme. Mes gars sont tentés de mettre tous les arabes au même rang, car lorsqu’ils ont attaqué, lors de la fameuse journée, ils se sont trouvés en face d’adversaires en tenue de combat, comme eux. Croyant avoir affaire à des tirailleurs algériens ou des groupements amis, ils n’ont pas tiré… Cruelle surprise quand les F.M. rebelles se sont mis à cracher. Maintenant ces gars sont partis au repos dans des fermes à quelques kms d’ici. Je vais les laisser s’installer et je verrai si je peux monter mon gourbi parmi eux : de tous mes « paroissiens », ce sont les plus durs. J’ai un autre bataillon de dragons vraiment sympathiques, qui viennent de toutes les régions de France. Tous ayant quitté la montagne, je n’en suis pas fâché : rien de plus crevant que ces trajets en convoi… Lorsque tu as fait 5 ou 6 kms de piste, tu es devenu d’une seule couleur, couvert de poussière.

Emile Macé

Béni-Saf - 21 Août 1956

Moi aussi, j’ai reçu la nomination d’aumônier pour le 8° RIC. Je pense quitter cette semaine ma compagnie. J’avais quitté le poste de chef de groupe de combat, il y a une quinzaine de jours, pour être fourrier… poste qui convenait mieux à un prêtre, avait-on jugé. Tout compte fait, je regrettais ma section et les opérations… Mais le Seigneur m’a donné une autre tâche et je t’assure que je suis un peu inquiet… J’espère que ma nouvelle fonction me permettra d’aider efficacement Marcel et l’autre prêtre du 2/8 RIC, car l’un et l’autre sont fatigués. Qui n’est pas fatigué d’ailleurs ? Les lettres de tous le laissent sentir et vraiment ici on voit que les gars en ont assez, ils ne songent plus qu’à la quille. On multiplie les opérations et embuscades avec une efficacité très réduite et on ne voit pas où cela nous mène. On ne fait plus de pacification, me semble-t-il. Peut-être jusque vers fin Juin pouvait-on espérer une solution… Maintenant, il n’y a plus que la Providence. Je suis certain que le Seigneur ne peut oublier l’effort de renoncement que font les gens de la métropole et ici tous les témoignages de charité…
Guy Dubigeon

Bône – 22 Août 1956

Me voici donc à Bône, la ville maudite ces temps derniers, je crois. En effet, si je n’ai pas laissé paraître les difficultés qui se dressaient devant moi jusqu’ici (parce que je les croyais trop insignifiantes), cette fois, je crois que notre région bônoise est bien touchée et risque de l’être très longtemps : les journées de 20-21 et 22 ont été des journées sanglantes. Dès dimanche après-midi, un attentat ayant coûté la vie à un gendarme, les représailles ont été très dures. Les paras ‘bérets-rouges’ se sont lancés dans la ville arabe et la mitraillade a commencé, les sauvageries aussi, certains ont été vus tuant des arabes à coups de pieds. A minuit environ, deux camions sont passés pour ramasser les victimes indigènes. La presse a parlé de 20. On estime qu’il faudrait plutôt parler de 60. Actuellement, une atmosphère de haine se lit sur tous les visages de part et d’autre. On attend l’étincelle qui mettra le feu aux poudres : elle ne s’est d’ailleurs pas faite attendre puisque dès lundi matin un incendie s’est déclaré dans l’ ? qui domine la ville de bône. On a réussi seulement trois jours après à circonscrire le feu qui menaçait un village entier et des emplacements de nos troupes. Un détachement de chez nous a du se replier et revenir sur Bône, des grenades éclatant un peu partout. On ne se promène plus que la main sur le pistolet. Tu vois l’ambiance, et ceci en attendant le pire. Inutile de préciser l’état d’esprit des gars, état d’esprit d’ailleurs que l’on prend très vite soi-même si l’on n’y prend garde. Que dire aux gars ? Que ne pas leur dire ? Et les ordres sont là, il faut les exécuter et – qui plus est – les faire exécuter… A tout cela il faut ajouter le mauvais moral de nos gars et l’ambiance d’égoïsme qui règne ici. Je crois qu’à ce point de vue le milieu officier bat tous les records. C’est l’état de méfiance des actives vis à vis des réserves et vice-versa… Enfin tout un ensemble de choses qui contribue à empoisonner une atmosphère déjà bien viciée d’avance. Ce noir tableau rassurera sûrement les plus pessimistes d’entre nous et leur permettra de voir que, malgré les apparences, la vie et le ministère ne sont pas plus faciles à Bône qu’ailleurs et que le fait d’être dans l’aviation ne simplifie pas les choses : comme quoi il ne faut pas trop vite tomber en admiration devant les facilités et le succès des jeunes prêtres. Nous sommes tous dans le même pétrin !

Victor Rochery

Constantine – 22 Août 1956

… Pour moi, la vie se poursuit sensiblement la même au milieu des « essences » - mais, croyez-moi, je suis bien dans l’existence ! Toutefois, comparant ma situation à beaucoup, je suis privilégié. Notre compagnie étant un service, nous ne participons à aucune opération, c’est pourquoi je ne connais pas l’ambiance de haine de ceux qui combattent. Cependant elle est facile à déclencher, il faut si peu de chose…

Augustin Lebreton

Aïn-Allem – 25 Août 1956

Opération pacifique aujourd’hui. Ma section est sur un piton, nous admirons une moissonneuse-batteuse qui évolue sous nos yeux ; ça manque d’autant plus de charme qu’il y fait extrêmement chaud et la chaleur est extrêmement dure à supporter. On nous apporte à manger et à boire, mais ce n’est pas fameux à l’arrivée ! Nous allons rester là toute la journée. Pas de messe aujourd’hui ! Nous y sommes venus presque toute la semaine. Les journées paraissent longues. Les gars commencent à en vouloir autant aux colons qu’aux fellaghas…

Depuis trois semaines, je suis à 15 kms de Béni-Saf, dans le bled. Nous logeons dans une ferme qui a été brûlée par les fellaghas. Un peu plus haut se trouve une autre ferme qui, elle, n’a pas été brûlée. Pourquoi ? Je le laisse deviner. Depuis notre arrivée ici, nous sommes mieux à même de constater l’inégalité des fortunes. Ces fermes ne manquent de rien : 2 moissonneuses-batteuses, plusieurs tracteurs, un outillage du tonnerre, des cuves capables de faire frémir même un habitant du pays du muscadet. Quelle différence avec tous ces gourbis arabes placés autour, qui tiennent davantage de l’écurie que de la maison d’habitation…

Les gars ne pensent qu’à boire (hier 50° au soleil, pourtant en courant d’air). Les résultats sont catastrophiques, pas où nous sommes car il n’y a pas de débit de boisson, mais dans la ville. A Béni-Saf, depuis plusieurs semaines, tous les cafés sont consignés. C’est chez nous comme ailleurs : les gars n’en veulent plus, ils se traînent lamentablement. Le moral est en baisse à mesure que les semaines passent sans apporter quelque chose de nouveau. Le côté religieux en subit le contre-coup, les plus accrochés tiennent, les autres perdent pied…

Nous avons enfin un aumônier à la division. Il y a quinze jours, il a réuni tous les prêtres : nous étions une quinzaine qui vivions dans la même région sans nous connaître. La majorité sont du midi. Nous avons discuté sans être forcément d’accord car, voulant ménager la chèvre et le chou, ils n’ont pas la même perspective sur les problèmes d’AFN. Il s’est adjoint trois auxilliaires et Guy est ainsi devenu aumônier du 8° RIC. Je n’ai pas encore eu la joie de le voir avec ses insignes.

A quand donc la France ?

Marcel Bauvineau

Figuier – 30 Août 1956

Depuis lundi dernier, je suis resté dans le cantonnement avec quelques camarades, au lieu de partir avec le bataillon dans la région d’Orléansville, car depuis une quinzaine de jours j’ai les jambes couvertes de furoncles qui ne disparaissent pas si facilement et m’empêchent de marcher. Rien de neuf, nous sommes toujours en opérations ou sur le point de partir ou frais rentrés, bien que depuis trois semaines nous n’ayons pas eu de grandes fatigues. Les gars sont fatigués physiquement et moralement car il semble bien que nos efforts n’aboutissent pas…

… Récemment j’ai essayé d’avoir des contacts fréquents et suivis avec de jeunes arabes, mais j’ai du y renoncer, d’abord parce que nous avons changé de ferme-écurie et ensuite il semblait que la peur de leurs corréligionnaires allait les éloigner. Au début, beaucoup de méfiance vis à vis d’un soldat, ensuite petit à petit nous avons eu des contacts intéressants sur la religion, sur leur manière de vivre et plusieurs se posent beaucoup de questions, mais tout en cherchant secrètement une solution, apparemment ils restent à ce fatalisme : ‘C’est comme ça, c’est Dieu qui le veut, ne cherchons pas plus loin !’

Henri Poisson

Boufarik – 31 Août 1956

…Partis le lundi 27 pour de nouvelles opérations dans la région d’Orléansville, mercredi nous nous trouvions en repos à Francis Garnier, petit village du bord de la mer, avec 187 européens. Le matin, je me mets en quête de dire ma messe. Je pars du campement avec un camarade vers la chapelle. Je frappe à plusieurs portes avant d’avoir un bon renseignement. Personne n’avait la clef. Je finis par entrer dans la chapelle. Celle-ci était vide, avec les murs lézardés, résultat du tremblement de terre. Le monsieur qui m’accompagnait me dit sérieusement : ‘Vous allez tirer la cloche. Le curé, ajoute-t-il, habite à 65 kms d’ici et, en raison du danger, il ne vient presque plus. Je suis le seul homme pratiquant, avec quelques femmes’. J’ai célébré la messe pour ces gens-là, avec 4 personnes : mon camarade, un homme, une femme et un petit frère du P. de Foucault qui était descendu au village pour faire ses commissions. Ce petit frère vit avec deux autres dans la solitude en pleine montagne. Comme moyen de locomotion, il a un petit âne et comme habitation une maison en terre battue. Ils portent un vrai témoignage de fraternité entre les peuples.

Les journées pour moi passent en général très vite, car il faut faire la lessive, les lettres pour les camarades à Mr ou Mme Untel, bréviaire, bavardage, sport pour divertir les gars, sermon, lecture, etc… Il faut être le prêtre toujours au service des autres, être tout entier à l’un et à l’autre…

Ici, nous attendons la fin : les gars sont de plus en plus en attente…

Joseph Lépine

Affreville – 3 Septembre 1956

J’ai donc quitté mon bataillon : on a réussi à retarder mon départ, mais non à l’empêcher. J’ai d’abord passé quelques jours à Alger. J’étais hébergé dans une maison de repos que l’Aumônerie vient d’ouvrir à la disposition des prêtres et séminaristes dans la banlieue d’Alger… J’avais honte de cette vie bourgeoise quand je la comparais à la vie que je menais avant. Depuis 10 jours, je suis à mon nouveau poste. J’habite au presbytère d’Affreville. J’ai à m’occuper comme aumônier d’un immense secteur presque aussi grand qu’un diocèse de France. J’ai déjà commencé mes tournées pastorales, mais je compte que j’en ai pour un mois à en faire le tour. Et pourtant ce sont des visites rapides que je fais. Je trouve d’ailleurs ce ministère assez dur. Les charmes du voyage que j’appréciais jadis ne comptent plus guère maintenant. Et pourtant il y a des coins magnifiques. C’est déjà un très gros problème que de trouver des moyens de transport et des convois. Et puis j’ai affaire à des parisiens qui, dans l’ensemble, ne sont pas très brillants au point de vue religieux. Le contact n’est pas facile à établir : ça me change de mon bataillon de bretons et de vendéens. Là-bas, j’avais presque 50% des gars à la messe, ici à peine 10%. Ils sont d’une indifférence qui fait mal. Et pourtant ils ne sont pas sursaturés car la plupart n’ont jamais vu de prêtre depuis qu’ils sont ici.

Paul Templier

Oran – 7 Septembre 1956

C’est d’Oran que je réponds à la si précieuse roulante. Je suis venu à Oran voir les malades de mon régiment, terminant ainsi ma première tournée pastorale : je suis passé dans toutes les compagnies : 20 stationnements. Vraiment le Seigneur nous a réservé là un ministère privilégié. Partout on voit les besoins religieux des gars. Certaines compagnies ont attendu 5 mois pour avoir une messe. Pour les séminaristes surtout, cette privation est bien éprouvante. J’aimerais, comme Emile, avoir quelques jours de retraite et pouvoir y emmener les séminaristes. J’en ai 15 au régiment, plus 3 prêtres. Mais dans la situation actuelle il n’en est pas question car le régime de permissions n’est pas établi et il ne peut y avoir de passe-droit pour les séminaristes. J’essaierai pour compenser de multiples visites chez eux…

Je comprends bien quelle est le situation et la tensions des esprits chez les gars de Bône, mon cher Victor, en diverses circonstances on a vu cela du côté de Béni-Saf, surtout Marcel. Les moralistes auront beau discuter pour savoir si la guerre est juste, ils ne pourront empêcher la haine de monter dans le cœur des hommes. C’est douloureux de voir cela.

J’ai vu Marcel à Témouchent. Il est fatigué par des séjours sur les pitons. Le moral tient bon. Il me semble que tous nos efforts vont porter sur l’accueil et la formation des jeunes. Si avec les rappelés on n’a pas pu faire de vraie pacification, peut-être en fera-t-on avec les nouveaux arrivants… si l’autorité le veut bien. De toute façon ils auront besoin d’être soutenus pendant leur long séjour ici…

Guy Dubigeon

Maison-Blanche – 6 Septembre 1956

…La providence m’a octroyé un séjour d’un mois à Fort-de-l’eau comme gérant du centre de repos de notre régiment. Ceci m’a permis de prendre contact avec des français d’Algérie. Ils sont plutôt pessimistes et reprochent au gouvernement son incapacité à les protéger, sa politique veule et inefficace. Il semble plus préoccupé d’empêcher le contre-terrorisme que de prévenir les assassinats. Quelqu’un m’avouait : ‘J’ai fait toute la guerre sans avoir de haine pour personne : j’ai peur maintenant de devenir haineux’. Il faut sans cesse réagir contre les mesures dites efficaces qui consisteraient au fond à réduire à coup de canon les villages complices : sacrifier s’il le faut, plutôt que de prolonger une lutte sans fin. La fin justifie les moyens. Nous sommes loin des béatitudes. Le mot prière n’est jamais prononcé, pourtant ne s’impose-t-il pas davantage quand font faillite tous les moyens humains. Je voudrais pouvoir dire que j’y suis fidèle moi-même dont c’est la vocation, mais il est plus facile de parler contemplation – et encore ? – que d’être contemplatif…

Michel Renaudineau (Novice chez les Cisterciens de la Melleraye)

Lamoricière – 7 Septembre 1956

Depuis le 18 Août, je me trouve aumônier du 129° RI, dans le Sud-Oranais, à 33 kms à l’est de Tlemcen. Pour le moment, je suis chargé de 2 bataillons. Le 3° se trouve à Géryville, dans les territoires du Sud, où les Pères Blancs assurent, au péril de leur vie d’ailleurs, la vie religieuse de nos gars. (Les journaux de la semaine dernière ont en effet annoncé la mort du P. Jean Tabart, « assassiné aux environs de Géryville alors qu’il rentrait d’un cantonnement militaire de la région où il avait assuré dimanche le service religieux ».

Je passe mon temps à naviguer entre les compagnies dispersées à travers le djebel. Région assez calme d’ailleurs, mais où, par prudence, l’aumônier lui-même n’a pas le droit de se promener seul sans son ou ses chars d’escorte.

…Je t’avouerai que malgré la souffrance de quitter de bons camarades, j’ai laissé le col du Béchar sans aucun regret. Quand on a eu 13 camarades tués d’un seul coup en un lieu, il est difficile d’y retourner sans un serrement de cœur et sans un sentiment qui n’est pas noble du tout : un certain désir de vengeance et je comprends que nos gars aient désiré changer d’emplacement au plus tôt : en fait ils sont restés seulement 8 jours à Béchar après l’embuscade. Je m’excuse de te parler de tout cela mais il y aura bientôt un mois que cela s’est passé et il y a des souvenirs qui restent, surtout les réactions bestiales de certains gars. Lorsque la bête se réveille, l’homme n’est pas beau à voir…Enfin, tout cela est passé et j’espère que le Seigneur leur a pardonné.

Que les métropolitains n’oublient pas les broussards d’Afrique !

Jean Leroux

Quelque part dans le Sahara, à 150 kms de Colomb-Béchar – 3 Octobre 1956

Dans l’immensité du désert et son silence impressionnant, il est facile de rencontrer le Seigneur et de prier. C’est peut-être un peu sentimental, mais une retraite appréciée et bienvenue. En effet depuis hier je suis en plein désert avec 120 gars. Nous sommes à 90 kms de l’habitation la plus proche. Ici, pas une goutte d’eau, pas un arbre pour se mettre à l’abri du soleil qui nous réchauffe plus que confortablement, même pas un brin d’herbe pour faire de l’ombre aux vipères à cornes et aux scorpions, nos seuls voisins avec les mouches. Que faites-vous au milieu du désert ? Nous sommes dans un coin où vont se dérouler des recherches et expérimentations de haute importance stratégique, scientifique, militaire, commerciale, au point de vue international. Dont toutefois je ne peux te donner la nature parce que secret. Depuis un an, 4 sahariens assuraient la garde des laboratoires qui, paraît-il, coûtent des milliards et des milliards. Nous sommes venus ici pour monter la garde car le matériel d’expérimentation commence à arriver.

Jamais jusqu’ici nous n’avons eu tant de confort en Algérie. Il a fallu venir dans le Sahara pour avoir des douches, des lavabos, mais sans eau ! Car on nous ravitaille en eau par citerne : la flotte nous vient de 90 kms avec le ravitaillement qui nous est fourni tous les 3 ou 4 jours.

Il y a un seul escadron du 3/117° RI qui est perdu dans le désert immense, les autres sont restés dans l’Algérois. La dernière opération que nous avons eue, après avoir accroché une bande rebelle, deux camarades sont tombés et deux autres blessés. Et comme la subdivision d’Alger devait fournir deux escadrons ou compagnies pour le Sud, ils nous ont envoyés avec la compagnie du 2/117° RI qui était tombée dans l’embuscade de Tablat (l’ancienne compagnie de Jean Leroux). Mais cette dernière compagnie est restée au point d’eau et en contact avec Béchar pour assurer notre subsistance en eau et ravitaillement et acheminer le matériel qui va être utilisé dans quelque temps.

Notre petit voyage vers le Sud, notre tranquillité, les horizons de sable que nous découvrons ici ont remonté le moral des gars, nous avons repris courage, l’ambiance est redevenue sympathique et l’éloignement de la zone opérationnelle fait prendre le reste de notre séjour ici avec plus de gaîté. Dans notre éloignement du monde, au milieu des sables, chaque matin, spécialement pendant la messe, je m’unis à nos aumôniers et à tous les rappelés qui dans leur ministère et leurs péripéties rencontrent chaque jour des difficultés de tous ordres…

Henri Poisson

Cap-Matifou - 4 Octobre 1956

Depuis quelque temps, ma situation est légèrement modifiée. Je suis un peu plus près de la mer, exactement à Cap-Matifou, pas très loin d’Alger. Là, je loge chez le curé du lieu car je n’ai pas réussi à avoir de place au nouvel emplacement de l’état-major. Mon champ d’action est toujours le même, avec en plus quelques milliers de types que théoriquement je devrais visiter, mais il faut savoir se limiter à ceux qui vraiment ne peuvent se déplacer pour aller dans les paroisses.

Comme partout, mes gars, rappelés surtout, manifestement sont fatigués. Et, comme me le disait un commandant de compagnie aujourd’hui, c’est plus une fatigue morale qui les tue qu’une fatigue physique, qui est réelle bien sûr et indiscutable. Ce qui est fatiguant pour nous tous, c’est de voir que les efforts et les sacrifices qu’on a faits jusqu’ici ne servent pratiquement à rien… J’ose espérer que la situation s’est améliorée, mais il est inadmissible de faire certaines opérations qui ne tiennent pas debout, de fermer les yeux sur ce qui se passe lors des ratissages, d’admettre certains procédés pour faire avouer. Surtout, ce qui me fatigue pour ma part dans le domaine militaire, c’est de voir avec quelle faiblesse nous réagissons contre les crimes commis. Ici, qui dit communiste dit fellagha… pourquoi alors les tolérer ? Et cela, les gars qui ont un peu de jugeote te le diront. Maintenant, je ne crois pas que nous aurons le dessus. Comme disent certains arabes : « La France est maintenant un pays de vieilles femmes ». Il aurait fallu réagir fermement dès le début et cela, on ne l’a pas fait. Et dire qu’il faut écrire ces lignes alors qu’on a des amis qui se font tuer… Non, je t’assure, ce n’est pas drôle…

C’est avec plaisir que j’accueille l’offre que nous fait l’Aumônerie de retraite pour les prêtres rappelés et les aumôniers. En ce qui me concerne, je suis un peu rouillé. A force de semer sur les routes d’Algérie tout ce que j’avais, je me sens un peu vidé, à bout. Là, je rencontrerai certainement pas mal de Nantais.

11 Octobre – Notre réco a eu lieu. Tu as dû recevoir la carte que nous t’avons envoyée. Tu ne saurais croire le bien que cela nous a fait et la joie que nous avons eue de nous retrouver à 7 nantais : Jo Lépine, Jean Hervouët, Paul Templier, Louis Relandeau, Jean Leroux, Guy Dubigeon, et moi-même. Dommage que cela n’ait pas duré 8 jours ! Enfin, bientôt nous nous retrouverons « Inch Allah ! »

Emile Macé

Affreville – 10 Octobre 1956

…Je suis rentré ce matin même d’Alger où nous nous sommes retrouvés une quarantaine de prêtres en récollection. Il y avait 7 nantais dans le lot. Quelle joie pour nous de pouvoir mettre en commun nos soucis apostoliques... Dommage que tous n’aient pas pu y prendre part.

Que te dire de ma vie d’aumônier ? … Ce sont toujours les voyages par monts et par vaux, quelquefois sur des routes, mais le plus souvent sur des pistes invraisemblables. En un mois et demi, je n’ai fait qu’un tour dans mes 35 ou 40 cantonnements divers. Et il y a des compagnies extrêmement isolées où je n’ai pu rester que le temps de dire une messe, à cause du régime des convois. Voir l’aumônier une heure pas mois, c’est bien peu ! Et quand nous partirons, y aura-t-il quelqu’un pour nous remplacer ? J’espère que oui, sinon je resterais volontiers.

Ce ministère est toujours aussi dur. Quand on passe si peu souvent, il faut pour ainsi dire sans cesse repartir à zéro, aller voir les gars, discuter de tout et de rien… pour arriver à discuter de quelque chose et cet effort, qui est sans cesse à recommencer est souvent très lourd, surtout quand on a affaire à des parisiens. Je me sens déjà plus à l’aise dans un bataillon de lyonnais et de savoyards. Ils sont plus calmes et aussi plus religieux… Et il arrive ainsi qu’on passe des soirées formidables. Heureusement qu’il y a ces moments où l’on sent de façon plus tangible qu’on travaille avec et pour le Seigneur. Sinon, on risquerait de se décourager parce que notre foi n’est pas assez bien accrochée.

Paul Templier

Port-Gueydon – 14 Octobre 1956

Dès le mardi après-midi (retour de la réco d’Alger), je partais pour une très grande opération à laquelle participaient 12 bataillons, avec en plus des éléments de la marine et de l’aviation : ç’a été pour moi les jours les plus douloureux et les plus réconfortants à la fois de mon séjour. Il s’agissait d’anéantir dans un immense territoire près de 200 rebelles en uniformes et formidablement organisés. Je suis parti le mercredi en hélicoptère pour rejoindre les commandos de parachutistes qui avaient accroché une bande rebelle. La bataille a été très dure puisqu’à certains moments c’était presque le corps à corps ; ça a coûté la vie à 10 de nos camarades. Moi-même, sur les lieux, j’ai donné 11 fois le sacrement des malades en deux heures. Mais la joie des gars d’avoir un prêtre parmi eux était extraordinaire. C’est peut-être l’imminence du danger qui fait réfléchir en ces circonstances, mais on assiste à de véritables conversions…

A la veille de partir, ce qui sera le plus pénible pour nous tous c’est de savoir que nos camarades n’auront plus de prêtres.

Louis Relandeau

Tizy-Réniff – 1° Novembre 1956

Un petit mot écrit à la lueur d’une bougie… Ici, on est complètement isolés dans notre montagne, les communications sont difficiles, on ne trouve pas tous les jours des convois pour Alger, et on est loin d’avoir la liberté des aumôniers. J’ai bien regretté de ne pouvoir aller à la récollection. J’étais d’ailleurs en opération à ce moment dans la région de Port-Gueydon. Je savais qu’on se trouvait dans le secteur de Louis, mais je ne l’ai pas vu. Louis a donné l’extrême-onction, mais je n’ai pas pu le faire. J’ai vu deux paras se faire tuer devant nous, à quelques centaines de mètres, mais dans ce terrain je ne pouvais les atteindre et ils ont tout de suite été emmenés en hélicoptère, peut-être Louis les a-t-il vus d’ailleurs.

Aujourd’hui, fête de la Toussaint, journée chargée, visite de trois compagnies, beaucoup de confessions, pas de temps à perdre. La nuit précédente, sortie dans la nature pour courir après des fellaghas invisibles. Demain matin, départ en opération en hélicoptère. J’espère que ce ne sera pas trop dur. Tu vois qu’on ne chôme pas et qu’on travaillera jusqu’au bout. J’espère quitter ce piton sale et plein de boue vers le 9-10 Novembre.

Paul Guillet

6 Novembre 1956

Je me fais rare : nous sommes vraiment débordés, surtout ces derniers temps avec les fêtes de la Toussaint. J’espère que nous serons en France avant le 1° dimanche de l’Avent. On ignore la date précise, on parle du 12 au 18 Novembre. Je rentre, moi aussi, bien qu’un moment j’aie hésité comme Paul à demander à Monseigneur de rester. Le P. de l’Espinay, venu nous voir il y a une dizaine de jours, a décidé mon retour.

Guy Dubigeon

Sidi-Safi – 5 Novembre 1956

… Je connais des aumôniers qui, persuadés de l’utilité de leur présence, en ont plein le dos et qui, pour rien au monde, ne voudraient rester ici et qui ne feront aucune démarche quand providentiellement on leur dira : il faut partir avec les autres. Le ‘métier’ a beau être très attachant, il est épuisant, physiquement et moralement. Bien sûr le Seigneur a voulu pour nous ce premier ministère d’un genre tout à fait spécial, auquel nous n’étions nullement préparés. Mais n’a-t-il pas voulu que ce ne soit qu’une expérience passagère ?

Quant aux non-aumôniers, on sent dans leurs lettres une grosse fatigue ; nous sommes comme tout le monde, même beaucoup moins résistants que beaucoup de nos camarades qui sont en général plus entraînés à la fatigue physique. Alors, comment pourrions-nous devant eux en toute franchise jouer sincèrement aux petits soldats patriotes qui en désirent encore, alors que tout dans notre attitude prouve le contraire ? Récemment, je recevais une lettre d’un de mes meilleurs amis, un athée pourtant, avec lequel j’ai discuté souvent de l’AFN. De retour chez lui depuis 15 jours, car il est marié, il me disait que de plus en plus pour lui, la guerre d’Algérie était une sinistre imbécillité. Pour lui qui ne croit pas en Dieu mais qui réfléchit, ce ne peut être que cela. Pour le brave paysan croyant, mais qui ne réfléchit pas tellement, c’est la même chose : sa présence ici n’a aucun sens. Aux moments de cafard, d’épuisement, il arrive même à des prêtres de penser cela : que faisons-nous ici ? Comment va-t-on en sortir ? … Pas assez de temps et de tranquillité pour réfléchir… Et c’est pourquoi nous désirons notre retour aussi ardemment que les copains. Ce n’est pas pour cela que nous fermerons les yeux sur ce que nous laisserons derrière nous. Effectivement, nous n’avons aucune date précise. Il y a 15 jours, les gars mariés sont partis. Ce n’était pas une joie, mais un véritable délire qui contrastait étrangement avec le cafard des autres. Ce cafard se noie trop souvent dans le pinard et les orgies sans nom. Personnellement, je désire autant retrouver un peu de calme que fuit cet état d’insécurité qui est le nôtre.

Actuellement c’est le règne de l’indiscipline générale. Le 2° classe n’hésite pas à prendre son capitaine au collet, surtout quand il a quelques verres de trop. Et on ne sait trop quoi lui dire. Nous sommes à notre troisième commandant de compagnie, un vieux militaire qui au début a voulu nous prendre pour des bleus, réagissant vivement devant nos tenues débraillées et notre attitude de gens qui ne s’intéressent pas à leur travail, ce qui est tout à fait exact. Bien entendu, il n’a réussi à rien et il en est désespéré. Il est très significatif d’entendre dire par des types de ce genre, devant les gars, en pleine opération : ‘C’est le bordel partout, il n’y a rien à faire !’ Notre rappel aura porté, je crois, un coup très dur à l’armée. Maintenant les jeunes veulent nous imiter, mais on est en train de les reprendre en mains.

J’ai passé 15 jours, fin Septembre, dans une ferme. Les colons étaient très pratiquants et assistaient à ma messe tous les jours, les femmes seulement, car dans ce pays on voit rarement un homme assister à la messe. Ils voient rarement le prêtre, surtout maintenant. Pendant 15 jours, j’ai été un peu l’enfant gâté, un peu trop… Malheureusement on ne peut discuter avec les colons d’AFN. Ils reconnaissent avoir été trop heureux, ce sont des gens très riches en effet, mais ils ne comprennent pas leur véritable rôle, surtout en tant que chrétiens. Ils n’envisagent pas l’avenir avec optimisme et se demandent s’ils doivent tenir ou partir.

Depuis le début d’Octobre, je suis à Sidi-Safi, un petit village où Guy est resté assez longtemps… La première quinzaine a été assez dure. Pressentant le départ des mariés, on a voulu nous fatiguer volontairement pour éviter que nous fassions du chahut à cette occasion : les opérations se multiplient, embuscades toutes les nuits malgré le froid qui commençait à se faire sentir. Dans la journée, on ne pensait pas à s’amuser, mais à dormir. J’ai lu de mes propres yeux cette note de service. Depuis quelques jours, nous sommes plus tranquilles.

La situation demeure assez tendue. Des grèves, surtout après les derniers évènements. Le jour de la Toussaint, nous étions consignés. Je n’ai même pas pu avoir de véhicule pour aller dans la compagnie où je vais tous les dimanches pour dire la messe et confesser. Mauvaise volonté de la part du commandant pour qui la messe n’est pas importante. Ce jour-là, il y a bien eu des véhicules et une escorte pour conduire tel officier à déjeuner. Les gars m’ont attendu toute la journée : ils étaient furieux. Ce jour-là, il y a eu un petit incident. Un arabe a blessé un européen à coups de couteau. Aussitôt, panique générale, tandis que le père du blessé criait aux militaires avertis aussitôt : ‘Tuez-les tous, ils sont tous fellaghas !’ Résultat : le coupable s’est sauvé et un gosse de 15 ans qui avait pris peur se sauvait, mais n’était sans doute pour rien dans le coup, a été descendu…

Voilà ce qui se passe chez nous après 6 mois de pacification. Durant ce mois d’Octobre, plusieurs fermes ont encore brûlé la nuit, ce qui nous a permis d’assister à de beaux feux d’artifice, mais de passer quelques nuits blanches. Et ceci se fait presque sous notre nez. On a beau poursuivre les incendiaires dans la nuit, on ne les retrouve point. Enfin, il n’en reste presque plus à brûler… Toujours quelques grenades en ville pour nous rappeler que la guerre continue et que les esprits ne sont pas encore calmés.

J’ai loupé la réunion d’Alger. Ma permission était pourtant signée, j’étais heureux de partir et la veille au soir, toutes les permissions étaient supprimées. J’ai été déçu, car j’aurais été heureux de revoir Alger que je connais et les gars du cour. … Si les fellaghas ne nous coupent pas en petits morceaux – ce serait quand-même malheureux maintenant – nous nous reverrons sans doute bientôt et nous recauserons de l’Afrique et…de bien d’autres choses.

Marcel Bauvineau


« Nous recauserons de l’Afrique… » Marcel ne croyait peut-être pas si bien dire. Car non seulement nous avons eu la chance de pouvoir reparler longuement de tout ce que nous venions de vivre, mais nous avons éprouvé le besoin de témoigner. C’est ainsi qu’a été rédigé, dans les premières semaines de l’année 1957, le Dossier intitulé « Documents sur l’Algérie ». il évoque avec beaucoup de vérité et de retenue ce qui nous a le plus marqué pendant ces six mois. C’était l’une des toutes premières expressions collectives de ce qui se passait réellement sur le terrain. Un tel dossier a-t-il eu la diffusion et l’audience qu’il aurait dû avoir ? Sa confidentialité n’est-elle pas due pour une part à la prudence que nous avons eu à témoigner ? Sans doute, mais également au fait que l’opinion n’était pas disposée à nous écouter… En tous cas il nous paraît important qu’il ne soit pas enfoui à jamais.

Paul T. (Mars 2002)

Souvenirs de ma guerre d'Algérie

Texte rédigé en réponse au questionnaire de Mlle Julie Gaudin
pour son mémoire de maîtrise d'histoire.


Le 2 Janvier 1956, nous avions voté. J’avais voté pour le Front Républicain, espérant avoir comme Président du Conseil Pierre Mendès-France (qui venait de signer la paix en Indochine et d’accorder l’autonomie interne à la Tunisie). Mais c’est Guy Mollet qui fut désigné par le Président Coty et son voyage à Alger, le 6 février 1956, s’était très mal passé : les Européens d’Algérie craignant d’être abandonnés, avaient manifesté violemment. Dès lors, la situation n’a cessé de se tendre et le parlement, communistes compris, a voté « les pouvoirs spéciaux» : l’envoi du contingent et le rappel de la classe 53/1 devenaient inévitables.

Le 11 ou 12 avril 1956, pendant les vacances de Pâques, nous avons été ‘rappelés’ au séminaire d’urgence : nos responsables et notre évêque avaient décidé de précipiter notre ordination (prévue pour le 29 Juin). Nous nous sommes préparés dans la fièvre et avons été ordonnés le dimanche 15 avril, dans la soirée, dans la chapelle du séminaire. Cette célébration d’ordination a été empreinte de gravité et d’émotion et beaucoup se souviennent du chant final : ‘Envoie tes messagers, Seigneur, dans le monde entier’…

Le 17 avril au matin, les gendarmes sont venus chez mes parents pour m’enjoindre de gagner immédiatement le camp de Meucon (56). Mais j’étais parti avec quelques camarades à l’ordination de V.R. à Laval et, en rentrant le soir, j’étais si fatigué que j’ai refusé d’aller à la gendarmerie d’Aigrefeuille chercher ma feuille de rappel. Le lendemain, dès l’aube, les gendarmes sont revenus et j’ai dû partir aussitôt pour Meucon. Comme j’étais sursitaire de 2 ans, j’avais fait mon service avec la 53/1 en même temps que mon frère Jean. Nous étions donc tous deux rappelés. Il était prévu que dans ce cas de figure un seul des deux frères allait en Algérie. Mon frère, fiancé, n’y tenait pas du tout ; ça tombait bien car moi, tant qu’à faire d’être rappelé, je n’avais aucun désir de rester ‘planqué’ en France ou en Allemagne et souhaitais au contraire partir en Algérie et partager le sort commun. Nous ne partions pas de gaîté de cœur, mais nous n’avions pour autant aucune idée d’insoumission ou d’objection de conscience. La légitimité de la présence française en Algérie n’était guère discutée et la mission de maintien de l’ordre ne nous paraissait pas anormale.

Au camp de Meucon, l’ambiance était un peu étrange. Beaucoup de mes camarades quittaient une fiancée, une jeune épouse, plusieurs étaient déjà pères de famille ou proche de l’être, tous avaient une responsabilité professionnelle et des projets d’avenir. Ce rappel provoquait un véritable traumatisme dans leur vie, alors que dans la mienne rien ne m’empêchait d’être disponible. J’allais avoir à vivre comme jeune prêtre dans des conditions tout à fait imprévues, hors des cadres institutionnels, au grand vent d’une vie bousculée. Venant tous du grand Ouest, marqués par une tradition de soumission à l’autorité légitime, mes camarades, tout en bougonnant, n’étaient pas foncièrement contestataires et la plupart, tout en se demandant « ce qu’on allait foutre là-bas », rentraient dans le rang.

Nous avons quitté Meucon pour l’Algérie dans les derniers jours du mois d’avril. Etant sergent, j’avais été désigné comme chef du poste de police dans le train : c’était sans doute une mission de confiance, mais j’étais loin de me douter à quel point nous allions être inopérants. Dès le premier arrêt, à la gare de Redon, les gars se sont aperçus qu’ils n’avaient pas le droit de descendre du train. A Nantes, ils se sont précipités sur les quais et ont dévalisé les étals des marchands de bière et autres boissons. A la Rochelle, nous avons été accueillis par une manifestation importante du militants de la CGT et du PC qui avaient envahi les voies et voulaient empêcher le train de repartir. Après beaucoup de palabres, l’intervention des CRS, dans une grande tension, le train a redémarré… mais le signal d’alarme, déclenchant les freins et donc l’arrêt, a été tiré. L’incident s’est répété deux ou trois fois. Les responsables ont décidé de mettre un officier dans chaque wagon, mais ça n’a pas empêché que le signal soit de nouveau tiré et, dans l’énervement qui s’en est suivi, j’ai entendu de mes oreilles le commandant en second du bataillon dire : « le prochain qui tire sur le signal d’alarme, je le fais fusiller ici ». Malgré cela, le signal a de nouveau été tiré. Finalement, le train est reparti à toute petite vitesse, sans freins. A Bordeaux, le lieutenant m’a fait descendre sur la voie avec les quelques gars du poste de police, mais c’était la nuit noire et le calme le plus complet : les gars cuvaient leur vin ! Vingt minutes après le départ de Bordeaux – toujours sans freins - arrêt en rase-campagne, attente, puis retour en arrière : des wagons avaient été décrochés en gare de Bordeaux et la moitié du train était resté à quai. Finalement le convoi s’est acheminé à toute petite vitesse vers Port-Vendres où nous attendait le paquebot « El Djézaïr ».

Sur le bateau, les officiers et sous-officiers étaient logés en cabines et « la troupe » était à fond de cale, avec des animaux, vaches, moutons, etc…Il n’en fallait pas plus pour qu’une nouvelle tension apparaisse : un rappelé, instituteur dans le civil et militant communiste, s’est improvisé « commandant de bord » et tous les officiers et sous officiers qui descendaient sur le pont du bas devaient payer une contribution pour rejoindre leurs hommes. La troupe était fière de narguer l’autorité. Et, bien que sous-officier, je les comprenais…

Je n’ai aucun souvenir de l’accueil au port d’Alger. Nous avons été acheminés en GMC vers le quartier d’Hussein-Dey, faubourg d’Alger où nous avons passé deux ou trois jours. M. Max Lejeune, secrétaire d’Etat aux Forces Armées dans le gouvernement du Guy Mollet, est passé ces jours-là : lui aussi a été accueilli à coup de tomates : tout simplement parce qu’il représentait l’autorité politique qui nous entraînait dans cette galère. Mais j’ai cru comprendre que c’était un nouveau signe qu’il y avait des gars politisés… Pendant ce séjour à Hussein-Dey, j’ai été contacté – je ne me souviens plus par qui – pour me demander si j’acceptais de devenir le secrétaire de l’Aumônier général en Algérie, le P. Vaugarni. J’ai refusé tout net, sans l’ombre d’une hésitation, car je voulais rester avec les copains et partager leur vie. Je ne voyais pas ma place de prêtre derrière un bureau. Et j’étais prêt à affronter les incertitudes qui nous attendaient.

Je faisais partie du 117° Régiment d’Infanterie, implanté dans le sud-est d’Alger. Les 1° et 2° compagnies de notre bataillon ont été acheminées par train vers Bouira, puis en GMC jusqu'à Bir-Ghabalou, en passant par les Gorges de Palestro où, quelques jours avant, 19 appelés français sont morts dans une embuscade. D’emblée nous avons une vive conscience d’être engagés dans une drôle de guerre, même si officiellement on ne parle que de « pacification » et de « maintien de la paix ». Nous sommes d’abord logés sous tente, sur des lits-picots, dans la cour de la ferme des Trembles tenue par une famille de colons européens. Nous commençons à pressentir qu’un des rôles de l’armée va être de protéger les colons dont les rapports avec les ouvriers agricoles arabes sont très inégalitaires. Au cours des nuits que nous passons aux Trembles, nous entendons d’étranges salves qui évoquent des tirs de mitrailleuses… mais ce ne sont que les claquements de bec des cigognes qui nichent dans les eucalyptus voisins ! Je me souviens aussi du succès qu’avait un chant antimilitariste comme « Ah quelle triste vie que l’on mène dans la bif » !

Puis notre compagnie, la 1°, commandée par le Lieutenant Le Gac, est envoyée à Aïn-el-Guéblia, entre Aumale et Tablat, au sommet d’une colline abritant une ferme arabe désaffectée. (N’a-t-elle pas été désaffectée pour nous y installer ?) Une section est logée sous marabout, une autre dans une étable de brebis (d’où il nous a fallu enlever 20 cms d’épaisseur de fumier), une autre dans des dépendances, la mienne dans quelques mechtas sans fenêtres, imprégnées d’une forte odeur de fumée, mais où finalement nous vivons une grande intimité par groupe de 5 ou 6. J’y ai même installé un tout petit oratoire dans un ancien poulailler de 5 m² où je célèbre la messe quand je le peux. Et bientôt, grâce aux batteries de campagne usagées, nous avons installé un petit éclairage de fortune dans nos mechtas.

Mon rôle était d’encadrer une dizaine d’hommes, qui sont vite devenus des camarades. J’étais notamment impressionné de voir plusieurs de mes copains de mechta passer des heures à écrire à leur femme ou fiancée chaque jour. Le fait d’être prêtre ne créait aucune distance ; celui d’être sergent un peu plus, d’autant que la paye était relativement bonne à partir du grade de sergent tandis que la solde des hommes de troupe était scandaleusement faible. De plus, au bout de quelques semaines, la commandant de compagnie, craignant sans doute que nous fraternisions trop avec la troupe, nous obligea à organiser un ‘mess de sous-officiers’, si bien que nous ne mangions plus avec les gars. Comme de plus la nourriture n’était pas bonne, ça encourageait le mécontentement.

Il a fallu organiser la vie au cantonnement, assurer la sécurité par un entourage de rouleaux de barbelés, etablir les fameuses gardes de nuit que beaucoup redoutaient et, très vite, partir en opération ou en patrouille, de jour ou de nuit, dans des paysages souvent grandioses, notamment aux abords de l’Oued Isser, mais au milieu d’une population que nous avons très vite ressentie comme hostile. Les attentats commis la nuit nous ont vite conduits à soupçonner tout arabe de sexe masculin d’être un fellagha possible. La théorie de la « pacification » définie par Robert Lacoste, ministre-résident en Algérie, et résumée sur un tract qu’on nous a remis était séduisante mais sans doute hypocrite ; en tous cas elle s’est vite révélée totalement décalée et même contredite. Il a fallu moins d’un mois pour que des gars très sains d’esprit soient gagnés par la méfiance, l’agressivité, le mépris de l’arabe, l’envie de brûler, de tirer et même de tuer. J’étais le seul prêtre de la compagnie et tout naturellement, dans un groupe d’hommes originaires de l’Ouest, dont beaucoup étaient pratiquants, il fallait proposer et organiser la messe du dimanche. Je me souviens que ce n’était pas évident de prendre la parole devant mes camarades et ceci a été de plus en plus problématique au fur et à mesure que le climat se dégradait, avec des beuveries quand le convoi de ravitaillement arrivait d’Aumale et beaucoup de réflexions et comportements à caractère raciste.

La première fois qu’un fellagha a été tué par une patrouille de nuit, son corps a été exposé toute la journée du lendemain au sommet du piton, au pied du drapeau et les gars ont défilé pour l’injurier et cracher dessus. J’ai refusé d’y aller et ai même eu la mauvaise idée de dire à mes camarades que j’allais célébrer la messe pour lui. Ça leur est resté en travers de la gorge. Heureusement, il y avait aussi des camarades, dont tout spécialement les 3 ou 4 séminaristes, avec qui nous nous entraidions à garder un esprit chrétien dans cette situation où il était si difficile de voir clair et de réagir.
Lettre à mon frère Joseph
Aïn el Guéblia, Juin 1956
...Le coin est à la fois très sauvage et très joli. Nous sommes sur les premières pentes de l'Atlas Tellien, perchés sur un petit sommet à 800 et quelques mètres d'altitude, loin de toute route et de toute agglomération. Nous occupons les bâtiments d'une bergerie et quelques "mechtas" d'un village arabe qui ont été réquisitionnées. J'habite avec quelques gars dans l'un de ces gourbis. À première vue, c'est assez repoussant: c'est sale, ça sents mauvais, c'est bas, sans ouverture. Mais, une fois aménagé, on ne sy trouve pas trop mal. Nous avons aménagé notre cantonnement en vraie forteresse, avec barbelés, trous individuels, murettes de protection et je pense que nous ne craignons pas grand chose, mais nous devons toujours être sur nos gardes. nous faisons d'ailleurs des sorties presque chaque jour (ou nuit). là, il y a sans doute davantage de danger. ce danger est assez difficile à évaluer. il y a certainement un certain nombre de rebelles dans notre secteur. on parle d'une bande de 3 ou 400. ils manifestent d'ailleurs leur présence assez souvent par différents attentats ou sabotages. l'embuscade tragique de Palestro n'est pas faite pour nous rassurer.
Au cours de nos sorties, nous ne voyons pas grand monde. il y a bien des gens qui travaillent dans les champs ou gardent des troupeaux, mais que penser d'eux? Sont-ils rebelles ou français, ou hésitants entre les deux? Ils ne paraissent pas très chauds pour nous, mais c'est peut-être la peur des représailles qui les guide. c'est vraiment difficile de savoir. Devant cela, voilà les réactions des gars:
- le travail que nous faisons est inutile, puisque nous n'arrêtons ni ne tuons personne". Personnellement, je le crois très utile, car nos sorties fréquentes doivent impressionner les indigènes.
. - Pour les gars aussi, tous ces arabes apparemment braves que nous rencontrons sont des ennemis. la race arabe est une "sale race", toutes les caractéristiques de la mentalité arabe sont des défauts... Il faut tous les tuer pour terminer au plus tôt cette sale guerre... et "avoir la quille"!
Certains faits semblent parfois leur donner raison. Ainsi, lundi, nous avons fait une sortie importante (je ne te parle pas du point de vue touristique que je ne trouve pas négligeable dans ces sorties: splendides paysages, mais qui se paie souvent cher!) Nous devions encercler un groupe de mechtas, et, pour la première fois tout le monde s'est sauvé devant nous, y compris les femmes et les enfants: on avait vraiment l'impression de se trouver en pays ennemi. j'ai commencé à me rendre compte du genre de travail qu'on va sans doute nous demander: tirer sur tout le monde pour le moindre motif, en particulier sur les fuyards. déjà, lundi, nous avons ainsi tué des civils dont le seul tort était de fuir devant nous. Est-ce légitime ou non ? Je me le demande. en tous cas ils peuvent très bien avoir des raisons de fuir sans être fellaghas. ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il y a des rebelles sur la quantité. De là à voir dans tous des ennemis, il n'y a qu'un pas.
La mentalité des gars est assez écoeurante à bien des points de vue. quand ils sont au cantonnement, ils protestent dès qu'on leur demande le moindre effort. Quand ils sont au combat, ça marche tout seul et ils vont même bien au-delà de ce qu'on leur demande. Il faut voir avec quel mauvais plaisir ils fouillent les mechtas en fauchant tout ce qui leur plaît, ils humilient les arabes qu'ils rencontrent, avec quel plaisir aussi ils tuent dès qu'ils le peuvent. tuer des hommes semble ne rien leur faire, puisque ce sonr des "bicots". et il est assez difficile de réagir contre cette mentalité car bien des militaires de carrière ont le même esprit et les encouragent en ce sens. il n'y a guère que les cadres rappelés sur qui ont peut compter pour faire un travail intelligent. Mais que veux-tu faire quand quelqu'un qui a deux galons sur l'épaule donne un ordre contraire au tien? La première fois que des faits aussi écoeurants se sont présentés, mes gars ont dit: 'Un tel, il ne sait pas faire la guerre!' Depuis, j'ai discuté souvent à droite et à gauche et je crois que ce n'est pas absolument sans résultat. Au début, ces différentes réactions m'ont vraiment révolté et j'ai sans doute été trop dur quelquefois. maintenant, ça va mieux, les gars connaissent ma manière de penser - dont je n'ai d'ailleurs pas le monopole ici - et j'ai souvent l'occasion de discuter avec eux. ils ont d'ailleurs bien des excuses. ce rappel ouvre comme une parenthèse, marque un véritable arrêt dans ce qui fait vraiment leur vie, leur foyer pour beaucoup et leur situation pour tous, à supposer encore qu'il ne brise pas complètement cette situation. À cela s'ajoute encore une injustice: pourquoi un soldat touche-t-il entre 10 et 15.000 frs par mois, alors qu'un sergent en touche 50.000? La différence de niveau intellectuel ou même de responsabilité, justifie-t-elle un tel écart. c'est par tous ces faits et d'autres encore que les gars sont aigris et révoltés. ils se refusent à tout raisonnement et ne veulent penser qu'à une chose: la quille!  Mais il est impossible que des gens aigris et révoltés puissent faire oeuvre de pacification. ils peuvent être à la rigueur des guerriers, non des pacificateurs. ils ne se rendent d'ailleurs ^pas compte qu'en agissant ainsi en guerriers, pour ne pas dire en barbares, ils ne font que retarder ou empêcher le dénouement, car ils travaillent à se faire des ennemis de gens qui ne l'étaient peut-être pas encore.
(cette lettre a été publiée en Août 1956 dans "Foyer Rural", sans accord préalable, ni signature)

Personnellement, je n’ai jamais eu à tirer : un jour, lors de l’encerclement d’un village, j’ai été envoyé par le sous-lieutenant avec mon groupe pour le bouclage ; nous avions tous le doigt sur la détente. S’il l’avait fallu, j’aurais bien sûr tiré, responsable que j’étais de la vie de mes compagnons. Dieu merci, je n’ai pas eu à le faire. Mais des gars l’ont regretté et se sont mis à tirer sur les volailles… et même, au FM, sur un vieil arabe qui traversait l’oued en contrebas. Et ils l’ont eu !
Lettre à Jean Robin - 13 Juillet 1956
"Nous sommes toujours au même endroit, menant le même genre de vie. Mais peu à peu nous faisons de mieux en mieux notre trou. c'est ainsi que je viens de monter l'électricité, avec une pile usée pour la radio et de petites ampoules, dans le groupe de mechtas où j'habite... Nos activités militaires? Toujours les mêmes, parfois épuisantes à travers le djébel. le dans ger s'est précisé. nous commencions à ne plus croire pratiquement aux felleghas (d'où tendance à assimiler fellahs et fellaghas). la première rencontre a eu lieu au cours d'une patrouille de nuit. résultat: un mort et deux blessés du côté des rebelles et rien chez nous... La seconde rencontre faillit être catastrophique (je n'y étais pas à cause de mes fameuses consultations dentaires). les copains sont tombés, à 25 kms d'ici, sur des ennemis là où devaient rencontrer une compagnie amie, et dans une posture très dangereuse. heureusement, aucun coup de feu ne fut échangé, seulement un dialogue pas banal et pas du tout amical. c'est une chance inouïe que les gars, crevés comme ils étaient s'en soient tirés. ils sont arrivés ici morts de fatigue et de soif, traînant sur leur dos ceux qui avaient perdu conscience. la semaine dernière, une embuscade dans laquelle est tombée la compagnie voisine de la nôtre, a fait quatre blessés dont un très gravement. Et pas plus tard qu'hier soir un convoi de notre compagnie est encore tombé dans une embuscade et pour la 3° fois la chance - ou plutôt la providence - était avec nous: les gars ont été encadrés par des balles et pas un blessé. Mais tu vois que nous ne sommes pas dans un coin de tout repos. En ce moment se déroule une opération dont les journaux parlent peut-être aussi, pas loin de Tablat. Tout le bataillon doit y être engagé, sauf notre compagnie."
Vers le début du mois de juillet, nous avons quitté Aïn-el-Guéblia pour gagner, à quelques dizaines de kms de pistes vertigineuses, la Maison Forestière de Tala-Oussen, entre Tablat et Masqueray. Là, ma section a dû creuser en terre des abris de fortune que nous avons recouvert de branchages, où nous logions. Le secteur n’était pas plus sûr et nous avons souvent eu peur.
Un midi, au retour d’une opération de « nomadisation » où nous avions campé parmi la population kabyle, nous avons appris que 13 de nos camarades de la 2° compagnie avaient été tués dans une embuscade. Aussitôt nous sommes repartis dans un ratissage de représailles où le désir de vengeance s’est donné libre cours. Je me suis assis au pied d’un chêne rabougri, découragé, et n’ai su ce qui s’était passé que par les bribes qui se sont racontées (et dont je ne me souviens plus du tout !) Je ne sais plus ce que j’ai bien pu dire le dimanche suivant, malgré la réflexion que nous avions essayé d’avoir avec un petit groupe de séminaristes. J’étais profondément troublé, d’autant que le même jour je recevais de très mauvaises nouvelles de ma famille. C’était d’ailleurs l’époque où il était question que je sois nommé aumônier militaire et, rétrospectivement, je me dis que la difficulté d’une telle situation n’a pas dû être pour rien dans mon acceptation.
Le 12 Août 1956, j'écrivais à Jean Robin, depuis Tala-Oussen:
"Dans les jours qui ont suivi ma dernière lettre, un accrochage a eu lieu faisant 13 morts dans la deuxième compagnie (celle de JeanL.). J'ai participé à l'opération qui a suivi pour tenter d'encercler les rebelles. Joseph L. en était aussi, et nous avons passé une nuit à quelques dizaine de mètres l'un de l'autre, mais je ne l'ai pas vu. Je suis passé chez Jean L. à la fin de cette opération: c'est triste de voir les gars démoralisés et abattus par la mort de 13 des leurs. Et malheureusement beaucoup de cruautés inouïes s'en sont suivies. C'est terrible de voir cela et de vivre dans une telle ambiance... Les gars sont prêts à tout.."
J’ai quitté mes camarades vers le 15 août, le jour même où la compagnie quittait Tala-Oussen. Le sirocco était si fort et si chaud qu’on était mal, qu’on pouvait à peine manger. Un gars a même perdu le contrôle et s’est mis à tirer sans raison, et sans dégâts heureusement. Je suis parti en GMC pour Alger.

J’ai été accueilli par le Père François de l’Espinay, qui nous avait déjà rendu visite à Aïn-el-Guéblia, dans la Villa de la Bouzarréa, sur les hauteurs d’Alger, qu’il avait louée pour accueillir les prêtres ou séminaristes de passage. J’y ai passé quelques jours, appréciant énormément le confort et la fraternité, mais avec la mauvaise conscience d’avoir laissé mes copains dans la mélasse. On m’a donné une tenue d’aumônier, avec croix pectorale et épaulettes à feuilles d’olivier. Puis le P. de l’Espinay m’a conduit à Orléansville où j’ai été accueilli par le Père Jacquet, aumônier de la Division, qui devenait mon patron. J’ai même participé là un dimanche, avec plein de gens que je ne connaissais pas, à un super méchoui bien arrosé qu’il m’a fallu une longue sieste pour digérer !

Le lendemain, le P. de l’Espinay m’a conduit à Affreville, où j’ai été accueilli chez le curé, un prêtre originaire de Lorraine qui a été très bon pour moi… même si nous avions de profondes divergences sur la manière de ressentir et d’analyser les évènements. Ce fut mon pied à terre pendant environ 3 mois et demi. J’avais mon bureau au presbytère, j’étais accueilli à la table, appréciant la bonne cuisine préparée par une fatma. Je me souviens aussi qu’il y avait un homme de confiance, faisant office de sacristain, qui de temps en temps passait la nuit dans une milice d’autodéfense armée. Je voyais la population bigarrée, le petit peuple des pieds-noirs, beaucoup d’hommes en djellaba blanche, désœuvrés, sur la place du village, et beaucoup d’enfants et de femmes qui me tendaient la main en disant : « M’sieur l’curé, donne-moi cent sous ! ». J’ai même remplacé le curé pendant les quelques jours de ses vacances en métropole. Il mettait d’ailleurs sa Dauphine à ma disposition pour quelques déplacements réputés sans danger. Mais dès qu’il fallait s’écarter des grands axes, ce n’était plus possible. Deux ou trois fois je suis parti avec 3 hommes dans une jeep équipée d’une mitrailleuse pour célébrer la messe dans une compagnie pas trop éloignée. J’ai même rencontré, dans cette vallée du Chélif, la communauté arabe-chrétienne de St Cyprien-des-Ataffs, animée par des pères-blancs et qui commençait à beaucoup souffrir de la situation. J’ai aussi rencontré, à Miliana, petite ville d’eau au climat particulièrement agréable, le P. Scotto, proche de Mgr Duval et qui deviendra par la suite un évêque auxiliaire d’Alger très courageux. Nous sommes allé à la piscine ensemble.
Quelques heures dans un coin 'pacifié' - 2 Novembre 1956. Je pars dès le matin de Miliana, avec le convoi de ravitaillement, pour aller dire la messe dans un poste isolé. Il y a une bonne vingtaine de kms de piste à faire. Nous traversons d'abord le Douar Z. C'est comme partout ailleurs. Mais le capitaine me dit: 'Vous allez voir le changement en arrivant au Douar BM'. Et de fait je vois alors ce que je n'avais encore jamais vu - et Dieu sait pourtant le nombre de kms de pistes que j'ai parcourus. J'aperçois soudain, dans les brousailles dominant la piste, un arabe en civil armé d'un fusil de chasse. Mon premier réflexe est de penser que nous tombons dans une embuscade! Mais le capitaine me rassure: c'est tout le contraire, cet arabe monte la garde pour assurer la protection du convoi. et ce sera ainsi pendant les 3 ou 4 kms jusqu'au poste. dès arabes armés sont postés tous les 220 m. environ, qui nous font des grands signes d'amitié au passage. Notre convoi s'arrête à 500 m. du poste. il ne peut aller plus loin, faute de piste. mais plusieurs arabes nous attendent encore avec des chevaux et des mulets. Accueil très sympathique: les soldats et les arabes se saluent comme de vieux amis. on charge le matériel et le ravitaillement - et aussi la valise-chapelle - sur les mulets pour arriver au poste. là, même ambiance fraternelle. Tout un village arabe s'est formé près du cantonnement. les hommes travaillent avec les soldat à la construction d'un bordj. Beaucoup viennent saluer le capitaine et lui présenter leur requête. Les uns voudraient qu'on leur donne un fusil, d'autres des papiers, d'autres demandent à profiter du convoi pour descendre à la ville de Miliana. Il y a là une 'harka', c'est à dire un groupe d'une soixantaine d'arabes à qui on a donné des fusils de chasse et qui sont à la disposition de la compagnie. Ce même eux qui montent les couleurs chaque matin en présentant les armes. Pendant que je dis la messe, en plein air, évidemment sous le regard curieux d'un bon nombre d'entre eux, un petit groupe est parti essayer de tuer des perdreaux pour me les offrir. Ils n'ont tué qu'un lapin, mais il fallait voir comme ils étaient heureux de me le donner... Et nous sommes repartis, emmenant avec nous vers Miliana tous ceux qui avaient pu trouver une place dans les véhicules. J'ai visité bien d'autres postes et ce jour-là seulement j'ai trouvé une ambiance si pacifique.
J’étais chargé de visiter les quelques 45 postes disséminés dans une zone d’environ 100 kms sur 100, avec en plein cœur le massif de l’Ouarsenis et en bordure des villes ou villages comme Miliana, El Affroun, Cherchell, Tipasa, Novi, Gouraya : de coins de toute beauté, avec les vignobles et orangeraies dans la plaine et les forêts de chênes-lièges sur les hauteurs dominant la Méditerranée !


En liaison avec une compagnie du Train cantonnée à Affreville, je cherchais à profiter des convois de ravitaillement et je partais pour une durée indéterminée, avec ma valise chapelle d’une main et un minimum d’affaires personnelles de l’autre. Il arrivait souvent que je ne puisse rester qu’une heure ou deux, car le convoi repartait : alors je prenais contact avec le commandement, je dressais une table d’autel de fortune, je revêtais mes « ornements » et j’attendais que quelques gars s’approchent pour participer à la messe, sans avoir vraiment le temps de parler. Mais j’ai aussi le souvenir de longues soirées de discussions avec des gars, sous la tente ou dans des cantonnements. Là c’était intéressant. Il y avait des groupes de parisiens où les chrétiens étaient peu nombreux, mais aussi des groupes de lyonnais, de savoyards, d’auvergnats, qui me rappelaient parfois mes bretons ! On me soumettait parfois des cas de conscience, ou bien tel militant de la JEC de Lyon me racontait son scandale de voir une lieutenant-rappelé, prêtre dans le civil, le punir d’avoir donné une tartine à un suspect emprisonné.
Un soir, à Gouraya je crois, un colonel a demandé à me rencontrer et m'a confié ceci:
"Une embuscade a fait 11 morts dans mon secteur. Une opération de ratissage immédiate a permis de coffrer un bon nombre de suspects. J'ai la certitude, par aveux, recoupements, témoignages, que 13 d'entre eux sont coupables directement, non seulement d'avoir participé à l'embuscade, mais d'autres crimes et sabotages. le règlement m'ordonne de les remettre à la justice civile, qui seule est habilitée à prononcer une condamnation. Mais, si j'agis ainsi, l'expérience me prouve abondamment que ces gens seront certainement relâchés d'ici peu de temps, sans doute parce que cette justice civile n'aura pas réuni les preuves convaincantes et les témoins nécéssaires pour un procès dans les règles. Ils reviendront donc et continueront leurs exactions. Je suis responsable de la vie de mes hommes et ne ne puis laisser faire cela. J'estime qu'il y a carence de la justice et par conséquent je puis suppléer et faire la justice moi-même. J'en ai déjà fait tuer cinq; je me dispose à faire tuer les huit autres. Croyez-vous que je suis en état de péché mortel ?"

Un soir, le convoi des officiels monté pour l’inauguration d’une piste n’a pas pu redescendre à cause du brouillard ; on est venu me chercher sous la tente où je discutais avec des gars et il m’a fallu aller à la table des officiels, sous une tente, à la gauche d’un colonel ; la discussion avec cet ancien d’Indochine, très Algérie Française et partisan de la manière forte a été très tendue et tous les officiers présents se taisaient, sauf un aspirant-médecin qui m’a un peu soutenu. Le lendemain matin, j’ai célébré la messe sur le piton ; le colonel faisait servant de messe et a donné l’ordre aux gars de se mettre à genoux dans la boue au moment de la consécration ! Le P. de l’Espinay m’a raconté un peu plus tard que j’avais eu droit à un « rapport » à l’aumônerie générale, mais qu’il m’avait couvert.

Combien de postes ai-je visités ? Une trentaine peut-être…
Lettre à Jean Robin - Affreville le 10 Octobre 1956
"Je suis rentré ce matin même d'Alger où nous nous sommes retrouvés une quarantaine de prêtres, en récollection. Il y avait 7 nantais dans le lot. Quemle joie pour nous de pouvoir mettre en commun nos soucis apostoliques... Dommage que tous n'aient pas pu y prendre part.
Que te dire de ma vie d'aumônier? ... Ce sont toujours les voyages par monts et par vaux, quelques fois sur des routes, mais le plus souvent sur des pistes invraissemblables. En un mois et demi, je n'ai fait qu'un tour dans mes 35 ou 40 cantonnements divers. Et il y a des compagnies extrêmement isolées où je n'ai pu rester que le temps de dire une messe, à cause du régime des convois. Voir l'aumônier un heure par mois, c'est bien peu! Et quand nous partirons, y aura-t-il quelqu'un pour nous remplacer? J'espère que oui, sinon je resterais volontiers. Ce ministère est toujours aussi dur. Quand on passe si peu souvent, il faut pour ainsi dire sans cesse repartir de zéro... Aller voir les gars pour discuter de tout et de rien... pour arriver à discuter de quelque chose. Et cet effort, qui est sans cesse à recommencer est souvent très lourd, surtout quand on a affaire à des parisiens. Je me sens déjà plus à l'aise dans un bataillon de lyonnais et de savoyards. ils sont plus calmes et aussi plus religieux... Et il arrive ainsi qu'on passe des soirées formidables. Heureusement qu'il y a ces moments où l'on sent de façon plus tangible que l'ont travaille avec et pour le Seigneur. Sinon, on risquerait de se décourager parce que notre foi n'est pas assez bien accrochée."
Le P. de l’Espinay m’a même proposé de rester… Je n’ai pas osé dire non, car je voyais bien qu’après notre départ ce service ne pourrait plus être assuré, mais l’évêque de Nantes a dit non et il a bien fait !

J’étais sans doute le dernier des nantais à rentrer, vers la mi-décembre. La neige couvrait le massif du Djurdjura… J’ai pris le paquebot « Ville d’Alger »…où j’ai eu le mal de mer ; je suis arrivé à Marseille, où il pleuvait… et où je n’ai rencontré personne de connaissance. A Paris, j’ai été accueilli par mon frère qui m’a emmené au cinéma voir le fameux film « Le désert vivant » de Walt Disney : j’ai dormi pendant tout le film !

Nous sommes revenus assez fatigués et désemparés. Nos responsables ont jugé bon de nous faire faire le trimestre de séminaire qui nous avait manqué. Nous n’avions guère le cœur à reprendre des cours. Mais nous avions grand besoin de reparler de tout ce que nous venions de vivre et il n’était pas si facile de se faire comprendre notamment de nos formateurs, troublés par les situations concrètes que nous évoquions. C’est là qu’est né le projet d’en rendre compte aux autorités et de témoigner de ce qui se passait réellement sur le terrain. J’y ai activement collaboré, plaidant entre autres pour qu’on ne se limite pas à la dénonciation des faits inquiétants et qu’on intègre les apports de tous ceux qui voulaient témoigner, chacun selon son vécu et sa sensibilité. J’ai notamment évoqué mon expérience à la cure d’Affreville dans la partie sur l’Eglise d’Algérie, dont certains pensaient qu’elle n’avait pas sa place dans ce dossier (et ils avaient sans doute raison). Quelques-uns, pour des raisons que j’ignore, n’ont pas voulu participer à ce travail de mémoire et de vérité. Je crois me souvenir que cela n’a pas créé de malaise entre nous.

Et puis nous avons été happés par la vie et par le ministère provisoire qu’on nous a confié dès Pâques 1957. Nous restions bien sûr extrêmement sensibilisés, achetant par exemple chaque semaine des mois d’avril et mai 1957, le n° de l’Express où Jean-Jacques Servan-Schreiber publiait, sous le titre « Lieutenant en Algérie » son témoignage d’officier rappelé. Nous y retrouvions tout à fait ce que nous venions de vivre et étions très heureux que ce témoignage ait une large audience. Dans les mois qui ont suivi, la question de la torture a enfin été posée au grand jour, notamment par la publication du livre d’Henri Alleg « La Question ». Quelques voix chrétiennes se sont exprimées, notamment dans Témoignage Chrétien (et une partie de notre dossier fut publiée dans Les Temps Modernes de Juin 1957). Mais il a fallu beaucoup de temps pour que les autorités de l’Eglise, entre autres le Cardinal Feltin, archevêque de Paris, la reconnaissent et la condamnent.

Durant toutes ces années 57/62 le conflit algérien est resté au cœur de la vie nationale. Beaucoup de jeunes appelés ont fait de très longs séjours, jusqu’à 29 ou 30 mois. J’ai parfois été étonné que, notamment parmi les séminaristes, il n’y ait guère eu, à ma connaissance, de témoignages analogues au nôtre…L’opinion a mis très longtemps avant d’admettre la légitimité de la revendication d’indépendance. Je me souviens qu’en mai 1958, après avoir suivi passionnément les évènements d’Alger, j’ai voté pour de Gaulle, pensant qu’il était le seul à pouvoir nous sortir de l’impasse, même si lui-même ne savait pas encore de quelle manière. En 1960, j’ai soutenu des militants qui s’organisaient pour faire face à un éventuel putsch militaire. En 1961, j’ai été rappelé une nouvelle fois pour une période militaire de quelques jours dans la gendarmerie. Nous étions à Nantes et avons fait un simulacre d’opération dans le Nord du département. Le cœur n’y était pour personne. Nous devions être libérés le samedi soir, juste au moment où éclatait le Putsch d’Alger et la crainte était grande de voir les paras être largués sur Paris. Nous avons dû attendre un jour ou deux avant d’être libérés. Durant les mois suivants, rythmés par bien des drames, celui du 17 octobre 1961,où de nombreux algériens furent massacrés lors de leur manifestation à Paris, celui de la manifestation du métro Charonne où une nantaise, Anne Godot, était parmi les 8 victimes, nous avons suivi avec angoisse les péripéties des négociations en vue de l’autodétermination. Et le 19 mars 1962, nous avons accueilli avec soulagement les accords d’Evian, sans mesurer le traumatisme que cela allait provoquer pour la communauté des européens d’Algérie, en partie du fait de l’OAS et le drame que cela serait pour les harkis.

Et puis une chape de plomb est tombée sur toute cette période. Malgré quelques livres comme ceux de Courrière ou de Jules Roy ou encore le beau livre « On nous appelait fellaghas » écrit par un responsable militaire FLN dont je ne me rappelle plus le nom ; quelques films aussi comme « La bataille d’Alger », « Avoir 20 ans dans les Aurès », « Chronique des années de braise », et bien sûr « La guerre sans nom » de Tavernier, l’opinion n’a jamais voulu regarder en face ce qui s’était passé. Toute une génération de jeunes hommes s’est enfermée dans le silence, parfois la culpabilité sinon le traumatisme. Les Associations d’Anciens Combattants, très vivantes dans notre région, ont sans doute bien défendu les intérêts des anciens d’Algérie mais elles ont aussi contribué à replier sur eux-mêmes et parfois sur certaines nostalgies ceux qui y participaient. Personnellement, je n’ai jamais voulu y adhérer et j’ai refusé une fois d’aller célébrer la messe à un congrès départemental de l’UNC-AFN.

J’ai cependant gardé quelques liens. Dans les premières années qui ont suivi notre retour, nous étions un petit groupe de copains de ma section (4 de Loire-Atlantique, 3 du Morbihan, 2 de Vendée) à nous retrouver régulièrement, avec leurs épouses, leurs enfants. Nous vivions une camaraderie forte. Mais les désaccords entre nous, notamment par rapport à la question de l’avenir de l’Algérie, étaient grands. En Novembre 1958, Bernard Lambert, jeune militant de la JAC, rappelé en même temps que nous, et avec qui j’avais quelques liens, fut élu député, battant André Morice (très Algérie Française) et en 1959, il fut l’un des tout-premiers à oser appeler, à la tribune de l’Assemblé Nationale, à l’autodétermination pour le peuple Algérien. J’épousais complètement ce point de vue, peut-être même avec trop de passion. Les tensions sont devenues telles entre nous que nous avons cessé – pour un temps - de nous rencontrer.

C’est tout de même de ce noyau qu’est reparti bien plus tard – sans moi - l’initiative de tenter de rassembler tous les anciens de la compagnie. Et, depuis une vingtaine d’année, cette rencontre a lieu tous les deux ans, dans l’un ou l’autre des départements du grand Ouest. Nous y sommes une bonne centaine (femmes comprises), mais des trous commencent à se creuser…Notre commandant de compagnie de l’époque, devenu Colonel de réserve, y participe toujours avec sa femme. Cette année, la rencontre avait lieu à Vitré (35) le 26 Avril et à l’approche de cette date j’étais un peu angoissé en me demandant si je devais où non parler de l’émission de TV au tournage de laquelle j’avais participé. Si je m’abstenais, je risquais de passer pour un faux-jeton et si j’en parlais, je risquais de réveiller des passions non maîtrisables (surtout au lendemain du 21 Avril 2002 !). J’ai pris conseil auprès de mes deux copains les plus proches, qui n’ont pas tranché. L’illumination m’est venue la veille : au lieu de parler de l’émission, j’ai emporté avec moi la brochure que nous venions de rééditer et j’ai demandé la parole au milieu du repas pour expliquer comment elle était née en 1957 et pourquoi, alors qu’elle était enfouie dans l’oubli, nous avions été amenés à la ressortir… et là, j’ai bien sûr mentionné l’émission en préparation. La plaquette a circulé parmi les tables et 25 copains l’ont commandée. A la fin du repas, je suis allé trouver le colonel Le Gac et je lui ai demandé s’il accepterait que je la lui offre. Il était hésitant, me demandant si je parlais de ce qui s’était passé dans la compagnie. Je l’ai un peu rassuré en lui disant que nous n’avions mis aucune personne directement en cause, et que d’ailleurs, du seul fait que nous n’ayons pas eu de tué parmi nous, nous n’avons pas connu de débordements de violence. J’ai tout de même un peu évoqué le sort qui était réservé aux suspects que nous arrêtions et qui étaient envoyés à la gendarmerie de Tablat où nous savions que la torture était pratiquée. Il était sur la défensive mais il a accepté le document.

En rentrant chez moi ce soir-là, j’étais profondément heureux d’avoir pu vivre ce moment qui était pour moi le signe que les bouches commencent à s’ouvrir et que les consciences se libèrent. J’en ai d’ailleurs trouvé la confirmation dans la casse-vidéo que Gaston C. est venu me présenter après mon intervention et qu’il m’a gentiment prêtée : on y voit notamment des gars comme nous raconter comment ils ont participé à des « corvées de bois » et ajouter que jusqu’à ce jour ils ne l’avaient jamais dit ni à leur femme, ni à leurs enfants. Cette vidéo-cassette a été réalisée avec l’UNC-AFN des Deux-Sèvres et donne aussi la parole à des pieds-noirs et harkis.

En envoyant la plaquette dans les semaines suivantes à ceux qui l’avaient commandée, je l’ai accompagnée d’une lettre dans la quelle je disais, entre autres : « Vous ne vous y reconnaîtrez pas totalement, car ce dossier a été réalisé par une quinzaine de rappelés, dont quelques-uns ont vécu des choses très dures… et qui, de plus, étaient tous prêtres ou séminaristes : ce qui donne naturellement une tonalité un peu particulière. J’espère tout de même que vous ne vous sentirez ni jugés, ni trahis. Quelques-uns d’entre vous m’ont dit que leurs enfants et petits enfants se posaient des questions sur ce que leur père ou grand-père avait pu vivre en Algérie : aurions-nous tous plus ou moins trempé dans les pratiques sauvages largement évoquées par les médias ces derniers mois ? J’espère qu’il pourront découvrir que même si nous avons été plongés dans des situations difficiles, parfois dramatiques, nous avons essayé de rester des hommes dignes de ce nom. D’autant que notre compagnie a été relativement épargnée, puisqu’elle n’a eu aucun tué et qu’il est à peu près certains que la torture n’y a jamais été pratiquée. Il n’en reste pas moins qu’une certaine haine de l’arabe nous a gagnés et que parfois des réactions de violence instinctives nous ont conduit à des attitudes dont nous ne sommes pas très fiers. Mais c’est surtout l’écœurement qui nous a tous envahis, d’autant que nous pressentions que ce conflit était sans issue. Nous avons la chance d’en être tous revenus, d’avoir gardé une vraie camaraderie et de solides amitiés. Entre nous, nous nous comprenons à demi-mots, mais ceux qui n’ont pas vécu cette situation auront toujours du mal à s’en faire une idée juste. Ces quelques pages peuvent y aider ».

Dans un autre ordre d’idées, je crois que le fait d’avoir passé les 7 ou 8 premiers mois de mon ministère de prêtre ‘hors église’, au cœur de la vie et de l’action, m’a donné une certaine sensibilité et un grand désir de voir notre Eglise se dépoussiérer et se tenir plus à l’écoute des hommes d’aujourd’hui. L’annonce du Concile Vatican II en 1959 et la manière dont il s’est déroulé de 1962 à 1965 a représenté pour toute ma génération un grand souffle d’espérance. La constitutions pastorale « L’Eglise dans le monde de ce temps », notamment, était quelque chose de très neuf et nous a encouragé à concevoir notre ministère de prêtres en lien étroit avec la vie du peuple. Sa toute première phrase est toujours restée gravée dans ma tête et mon cœur et a inspiré pour une bonne part ma manière d’être prêtre : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesse et les angoisses des disciples du Christ et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur ». J’ai même envisagé, à une époque, de devenir prêtre-ouvrier. Rien que parmi les rappelés de Nantes, 3 ou 4 le sont devenus. Et sûrement beaucoup d’autres dans l’ensemble de la France…

La plus grande interrogation que j’ai gardée de toute cette aventure, c’est quand même la fragilité des hommes : comment en l’espace d’un mois, des jeunes hommes tout ce qu’il y a de plus « sains » peuvent-ils, dans un certain conditionnement, perdre leurs réflexes humanistes et se laisser gagner par la méfiance, le mépris, la haine, le racisme.. jusqu’à désirer tuer ? En relisant toute cette histoire, nous parlons quelque part de la « résistance de consciences chrétiennes » : il est clair que le fait d’assumer conjointement le condition de soldat et le témoignage public de prêtre nous a obligés à nous démarquer souvent mais nous a aussi fait mesurer à quel point il est parfois difficile de résister et de témoigner. Je serais porté à penser que les chrétiens les plus conscients ont été parmi les plus résistants.

J’ai été heureux de découvrir ces jours-ci le petit livre que vient d’écrire mon ami Bernard Mercier, prêtre du diocèse d’Angers, sous le titre « Plongé dans les ténèbres ». Il a connu une période encore plus éprouvante que la nôtre quand les appelés se sont trouvés affrontés non plus aux fellaghas mais à l’OAS, et donc aux européens. Et son évocation de la « descente aux enfers » est impressionnante. Mais ce petit livre est surtout intéressant par la profondeur d’expérience humaine et spirituelle qu’il en dégage 40 ans plus tard. Des témoignages, il y en a finalement beaucoup, mais celui-là est unique en son genre !

Et voilà que m’arrive par l’intermédiaire de M Gazut, (le réalisateur de l’émission où nous avons témoigné) un autre livre qui vient aussi de sortir : « Journal d’un séminariste en Algérie – 1960-1962 », d’Alphonse Georger. Ce jeune religieux bien dans le moule – devenu par la suite prêtre du diocèse d’Alger et aujourd’hui évêque d’Oran – témoigne aussi d’une manière extrêmement forte et du racisme assez généralisé dans l’armée et de l’audace d’un jeune chrétien pour incarner le message d’amour du Christ.

Le 27 Juin 2003, Mlle Julie Gaudin a présenté, à la faculté de lettres de Nantes, son mémoire de maîtrise d’histoire contemporaine intitulé

« Des prêtres et des séminaristes nantais rappelés en Algérie en 1956 témoignent. »

Prévenu au dernier moment, je n’ai pas pu battre le rappel. Henri était absent, Marcel empêché. Je n’ai trouvé que Michel Renaudineau pour m’accompagner. Julie a été brillante dans sa présentation orale d’un quart d’heure. Il lui était plus difficile de répondre aux nombreuses questions souvent pointues que M. Marcel Launay et M. Thierry Buron lui ont posées. Nous aurions eu tant de choses à dire, nous aussi, au cours de la discussion, mais le silence des auditeurs est de règle ! Il n’empêche, nous avons sans doute enfin réussi à faire que notre témoignage ne soit pas enfoui à jamais.

Paul Templier (01.09.03)


            DES PRÊTRES ET DES SÉMINARISTES NANTAIS
                                    
 RAPPELÉS EN ALGÉRIE EN 1956

TÉMOIGNENT



MEMOIRE DE MAITRISE SOUTENU EN 2003 A LA FACULTE DE NANTES PAR

JULIE GAUDIN SOUS LA DIRECTION DE M. MARCEL LAUNAY





U.F.R. : HISTOIRE, HISTOIRE DE L’ART ET ARCHEOLOGIE